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L’âge d’or de la comédie musicale hollywoodienne

Au même titre que le western et le film de gangsters, la comédie musicale est l’un des genres les plus emblématiques du classicisme hollywoodien. Des années 1930 aux années 1960, petit panorama d’un cinéma certes glamour et coloré, mais souvent moins superficiel qu’il n’y paraît.

Singin' In The Rain - American dancer and actor Gene Kelly (1912 - 1996) as Don Lockwood and Debbie Reynolds as Kathy Seldon in 'Singin' in the Rain', directed by Stanley Donen and Kelly, 1952 (Photo by Silver Screen Collection/Hulton Archive/Getty Images)

Dans Chercheuses d’or de 1933 de Mervyn LeRoy, on peut entendre ce qui deviendra l’un des « tubes » de cette décennie : We’re in the Money (paroles d’Al Dubin et musique d’Harry Warren). Cette chanson et ce film sont d’une richesse incomparable pour comprendre ce qu’est l’essence de la comédie musicale hollywoodienne. Dans la forme, le film surprend par son accomplissement artistique frôlant la perfection. Il faut préciser que c’est Busby Berkeley qui est responsable de la chorégraphie. Célèbre pour ses tableaux visuels extravagants jouant sur les contrastes entre le noir et le blanc, et sur des formes géométriques très complexes, Berkeley a donné ses lettres de noblesse à la comédie musicale hollywoodienne des années 1930. Et pourtant, le genre n’en est qu’à ses balbutiements – le premier film sonore date de 1927 et c’est un musical (Le Chanteur de jazz d’Alan Crosland avec Al Jolson). De plus, Chercheuses d’or de 1933, comme d’autres comédies musicales de cette époque, évoque de manière biaisée la Grande Dépression qui secoue alors les Etats-Unis, tout en permettant aux spectateurs d’oublier leurs ennuis le temps d’un film. Lorsque Ginger Rogers chante We’re in the money (« On nage dans l’argent ») accompagnée d’un chœur féminin dansant avec des pièces de monnaie géantes, le divertissement paraît total dans la forme, mais il évoque un fantasme finalement très terre à terre en cette décennie troublée. Ambition artistique extrême, évasion maximale, et interstices reflétant une réalité complexe : tels sont les maîtres-mots de la grande comédie musicale à Hollywood.

La fin des années 1930 marque les débuts de la couleur. La MGM décide alors d’utiliser le Technicolor pour produire un film musical au budget colossal. C’est Le Magicien d’Oz de Victor Fleming, avec Judy Garland dans le rôle de Dorothy, une jeune fille qui se retrouve propulsée dans le pays d’Oz, loin de sa famille. Le parolier Yip Harburg et le compositeur Harlod Arlen (deux jeunes prodiges de Broadway) sont les auteurs des chansons de ce grand classique. Parmi elles, Over the Rainbow reste sans doute la plus célèbre, l’air qui collera à la peau de Judy Garland jusqu’à son décès en 1969. Aussi doux qu’une berceuse, ce morceau contraste avec les autres numéros musicaux du film (dans l’ensemble très dynamiques) et évoque les rêves et les espoirs de la jeune fille, lesquels sont matérialisés par un arc-en-ciel. Comme pour les chorégraphies de Berkeley, c’est l’évasion la plus absolue qui régit Over the Rainbow. Mais cette quête d’un ailleurs inaccessible part, une fois encore, d’une situation anxiogène, Dorothy étant livrée à elle-même dans une région inconnue.

Grâce au Magicien d’Oz, les studios de la MGM deviennent les rois de la comédie musicale et ils enchaîneront les succès jusqu’à la fin des années 1950 : Le Chant du Missouri de Minnelli (1944), Ziegfeld Follies de George Sidney (1946), Un Jour à New York de Stanley Donen et Gene Kelly (1949), ou encore Tous en scène de Minnelli (1953). Les compositeurs de ces films ont pour noms George Gershwin, Arthur Schwartz, George Stoll et Leonard Bernstein, entre autres. Mais le long-métrage le plus emblématique de cette période bénie est sans doute Chantons sous la pluie de Stanley Donen (1952), sur une musique de Nacio Herb Brown. C’est d’ailleurs sa chanson Singin’ in the Rain, écrite en 1929, qui est le moteur du film. Don Lockwood (Gene Kelly) et Lina Lamont (Jean Hagen) sont deux stars du cinéma muet. Au moment de l’avènement du parlant, les producteurs décident de tourner le prochain « Lockwood et Lamont » selon ce nouveau procédé. Problème : la voix de l’actrice est insupportable. Ils décident donc de la faire doubler par une danseuse au timbre de velours (Debbie Reynolds). Chantons sous la pluie est une plongée pleine d’humour et de glamour dans les coulisses d’Hollywood. Mais si la vie des personnages de ce film (et de tant d’autres métafictions musicales de l’époque) a l’air plus agréable et légère que celle de Monsieur Tout le monde, elle est en fait parcourue de drames et de choix cornéliens. Faut-il sacrifier sa vie personnelle pour réussir professionnellement ? Tel est le cœur de Chantons sous la pluie, mais aussi celui d’autres films musicaux des années 1950, notamment Une étoile est née de George Cukor en 1954, avec Judy Garland.

Toujours avec Gene Kelly et produit par la MGM, Un Américain à Paris de Vincente Minnelli (1951) reflète une autre caractéristique de la comédie musicale hollywoodienne classique, celle qui consiste à mettre sur un piédestal la culture européenne, en particulier française. Pour expliquer cette admiration sans bornes, certains évoquent un complexe de la (encore) jeune Amérique vis-à-vis des joyaux du patrimoine européen. Ce point est discutable, mais ce qui est certain, c’est qu’elle témoigne tout simplement d’un goût de nombreux réalisateurs pour un exotisme raffiné, Paris étant, comme chacun le sait, « la capitale de l’élégance ». Entièrement constitué de reprises de George Gershwin, Un Américain à Paris est réputé pour sa scène finale, dans laquelle Jerry, incarné par Gene Kelly, rêve qu'il danse avec Lise (Leslie Caron) dans les rues d’un Paris sublimé, dont les décors rendent hommage à des peintres tels que Raoul Dufy, Auguste Renoir ou Henri de Toulouse-Lautrec. Gigi de Minnelli (1958) et Can-Can de Walter Lang (1960) sont eux aussi tournés dans un Paris de carte postale et mettent en scène le plus américain des Parisiens : Maurice Chevalier.

A l’image de Kelly et Caron, la comédie musicale hollywoodienne trouve très souvent appui sur des couples mythiques, celui que forment Fred Astaire et Ginger Rogers étant sans doute l’un des plus mythiques, pour des films comme Le Danseur du dessus de (1935) et L’Entreprenant Monsieur Petrov (1937), réalisés par Mark Sandrich. Sous l’impulsion de Fred Astaire lui-même, les films mettant en vedette l’acteur-danseur-chanteur se caractérisent par une utilisation particulièrement subtile des chansons. Astaire estime que les numéros musicaux ne devraient pas être plaqués sur un film. Les chansons doivent naître spontanément, soit de la situation dramatique, soit de l’état d’âme des personnages. Dans tous ses longs-métrages, c’est toujours lorsqu’il atteint un état paroxystique de joie ou de tristesse que Fred Astaire se met à chanter des airs directement liés à ce que son personnage ressent. Tout comme Berkeley et ses ballets réglés comme une horloge, Fred Astaire a contribué à faire de la comédie musicale un genre majeur en travaillant sur cette fluidité absolue entre chansons et dramaturgie.

Certes, il y a Gene Kelly et Fred Astaire, mais la comédie musicale est aussi l’occasion de braquer les projecteurs sur une vedette féminine charismatique, qui sait à la fois chanter, danser et jouer la comédie. Dans les années 1950, le statut de star chez des actrices comme Marilyn Monroe ou Audrey Hepburn prend des proportions inouïes dans respectivement Les Hommes préfèrent les blondes d’Howard Hawks (1953) et Drôle de frimousse de Stanley Donen (1957). Avec l’aide précieuse de Marilyn (et de Jane Russell), le film d'Hawks joue la carte d’une certaine subversion puisqu’il y est question de sexe dans ses aspects les plus tabous. Ainsi, le cinéaste s’amuse avec les codes de la féminité et de la masculinité (Ain't There Anyone Here for Love), ou évoque les liens troubles entre sexe et argent (Diamonds Are a Girl’s Best Friends). Ce chef-d’œuvre touche du doigt l’un des aspects les plus fascinants de la comédie musicale : en plongeant le spectateur dans une ambiance totalement extravagante, hors-norme, voire onirique, ce genre de films permet d’aborder sans en avoir l’air des sujets délicats, notamment ceux que le code de censure hollywoodien (le fameux code Hays) bannit scrupuleusement des écrans.

Les années 1960 marquent le déclin progressif de cet âge d’or de la comédie musicale. Les studios ne produisent plus à la chaîne, mais on note certains succès comme My Fair Lady de George Cukor (1964), La Mélodie du bonheur de Robert Wise (1965), Funny Girl de William Wyler (1968), Easy Rider de Dennis Hopper (1969). Certains d’entre eux se caractérisent par un ancrage manifeste dans le réel. L’exemple le plus frappant est sous doute West Side Story de Robert Wise (musique de Leonard Bernstein), transposition new-yorkaise et moderne de la tragédie Roméo et Juliette de Shakespeare. Certes, les non-dits inhérents à la comédie musicale traditionnelle sont l’un des atouts les plus séduisants du genre, mais le film de Robert Wise montre que l’on peut aussi réaliser de beaux numéros musicaux sur des sujets explicitement complexes et sombres. Ce film est annonciateur d’un cinéma plus « adulte », celui du Nouvel Hollywood des années 1970, qui, sans mettre l’entertainment en sourdine, laisse davantage de place à l’évocation d’une réalité sociale violente.