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Charles Aznavour : que le spectacle continue

Il y a cent ans, Charles Aznavour naissait à Paris, à Saint-Germain-des-Prés. Sa vie pourrait se résumer à deux mots, « chanson » et « comédie ». Tel un artisan passionné, l’interprète de « Comme ils disent », qui nous a quittés en 2018, à l’âge de 94 ans, a tout donné au spectacle. À l’occasion de la sortie dans les salle obscures du biopic « Monsieur Aznavour », retraçons la vie de l’une des figures de proue de la chanson française.

Charles Aznavour a toujours baigné dans l’univers du spectacle. Lorsqu’il naît en 1924, ses parents sont des artistes arméniens qui viennent d’arriver à Paris. Le père est baryton et la mère comédienne, mais pour gagner leur vie, ils ouvrent un restaurant rue Champollion puis un bar rue du Cardinal-Lemoine. De nombreux artistes – dont des musiciens tziganes – fréquentent régulièrement ces lieux. Face au bar se trouve une école des enfants du spectacle où le petit Charles, encouragé par ses parents, commence à auditionner à l’âge de 9 ans. Il devient alors danseur et comédien. A l’adolescence, il se met à chanter car il est trop vieux pour jouer des rôles d’enfants et trop jeune pour interpréter Le Cid. « Dans ce métier, il n’y a pas de branche. Beaucoup de comédiens chantent et beaucoup de chanteurs veulent jouer la comédie », affirmera-t-il des années plus tard. Parallèlement à cette solide formation, il apprend le piano en regardant sa sœur jouer quotidiennement. Ce qui lui permettra par la suite de composer des chansons, le plus souvent au piano, puis, dans les années 1970, sur des claviers électroniques et des générateurs de rythmes.

En 1941, à 17 ans, il fait la connaissance de Pierre Roche, un musicien avec qui il met en scène des numéros de duettistes pendant un an. Puis ils forment eux-mêmes un duo : Roche et Aznavour. Ils chantent d’abord du Charles Trénet avant de se créer petit à petit leur propre répertoire. La Libération leur permet de multiplier les cachets car à cette époque, de nouveaux clubs ouvrent régulièrement. En 1948, ils partent à la conquête du Québec. Après avoir écumé les scènes des cabarets montréalais, Pierre Roche s’installe définitivement outre-Atlantique, tandis que Charles Aznavour rentre à Paris où il commence à travailler pour Edith Piaf en tant qu’homme à tout faire. Il dira plus tard qu’il se sentait trop parisien pour vivre en Amérique à long terme. « Il n’y a pas plus parisien que certains fils d’émigrants », ajoutera-t-il. Dans la première moitié des années 1950, il écrit de plus en plus de chansons pour les autres (Gilbert Bécaud, Jacqueline François, Edith Piaf…) et pour lui-même. C’est vers 1956 que sa notoriété prend un sérieux coup d’accélérateur (malgré de nombreuses critiques sur sa voix que certains trouvent trop « voilée ») et il devient véritablement une star en 1961 grâce à des tubes comme Je m’voyais déjà ou Tu t’laisses aller.

Entre sa formation artistique précoce, son environnement familial atypique, son expérience avec Roche et ses travaux dans l’ombre pour Edith Piaf, les débuts de Charles Aznavour sont placés sous le signe du spectacle. C’est donc tout naturellement que l’on retrouve ce thème dans certaines chansons (de jeunesse ou non) comme Je m’voyais déjà en 1960 et Les Comédiens en 1962. Dix ans plus tard, au firmament de la gloire, Aznavour surprend son public en interprétant une chanson « sérieuse » sur l’homosexualité : Comme ils disent. A travers l’évocation de ce sujet tabou (l’homosexualité est un délit en France à cette époque), il dépeint encore une fois le milieu qu’il chérit tant, le personnage de la chanson étant un artiste de music-hall travesti. Quant à son album hommage au poète Bernard Dimey en 1983, il peut être considéré comme une déclaration d’amour à ceux qui font d’une grande ville comme Paris un théâtre à ciel ouvert. Rappelons que Dimey est connu pour avoir été le porte-parole bienveillant de travestis montmartrois.

Charles Aznavour fait de la banalité un spectacle en apportant du drame, voire de la tragédie, à un quotidien dépressif ou sordide. Dans un morceau comme La Bohème (1965), il insuffle une grande dose de lyrisme et de sentiments exacerbés au sein d’un portrait d’artistes miséreux. Et dans Emmenez-moi en 1967, le poète plante un décor imaginaire et merveilleux qui lui permet de s’évader d’un environnement grisâtre. Ce n’est pas un hasard si Marc Almond, le roi de la théâtralité camp, a repris certaines chansons d’Aznavour en anglais au début des années 90. L’ancien leader de Soft Cell a transformé les tubes Comme ils disent et Hier encore en véritables et formidables torch songs dignes de figurer dans les meilleurs cabarets gays de New York ou Manchester. Hier encore bénéficie également d’une interprétation ultra-camp par la chanteuse britannique Dusty Springfield au début des années 1970, avec un final étonnant où les cordes et le piano fusionnent pour former un scintillement musical particulièrement magique (Yesterday When I Was Young).

Charles Aznavour, l'interview vidéo Qobuz

Ce n’est pas non plus un hasard si Charles Aznavour s’entendait si bien avec Georges Garvarentz, l’un de ses compositeurs les plus fidèles et, par ailleurs, beau-frère. Garvarentz était réputé pour son écriture lyrique, qu’Aznavour décrivait volontiers comme une musique opératique à l’italienne. L’album Je bois en 1987 est révélateur de cette esthétique « dramatique » où il est question d’adieux déchirants, de bateaux en partance, de corps crucifiés, le tout sur des musiques souvent denses et fougueuses. Outre les innombrables chansons du duo, Garvarentz est aussi le compositeur d’un certain nombre de BO orchestrales et pop qui collent à la perfection aux polars de Sergio Gobbi (Les Galets d’Etretat, Le Temps des loups) ou aux drames historiques de Denys de la Patellière (Caroline Chérie). Dans tous ces exemples, Charles Aznavour interprète les chansons-titres.

Pour clore ce chapitre purement musical, signalons qu’Aznavour a la particularité d’avoir toujours embrassé les tendances de son époque, du twist (Ça vient sans qu’on y pense) au pop rock mâtiné de valse (Les Plaisirs démodés), en passant par le slow (Mais c’était hier), le jazz (J’aime Paris au mois de mai et l’album Jazznavour), le tango (Je fais comme si), la bossa-nova (Entre nous, Les Filles d’aujourd’hui version 1975) et même le rythm’n’blues (Ma Vie, ô ma vie), le disco (Les Amours médicales) et le pastiche classique (Un Concerto déconcertant). Et cela tout en conservant une unité de style grâce à son penchant certain pour une langue française parfois surannée. Cette curiosité sans réserve envers la musique, au sens large du terme, est une nouvelle preuve de son amour pour les arts du spectacle.

L’ultime obsession pour le masque dans l’œuvre d’Aznavour concerne les histoires de couple qu’il a chantées en long, en large et en travers. Là encore, lorsqu’il décrit la rupture (Désormais, C’est fini, Entre nous, Me voilà seul), le conflit conjugal (Dors, Tu exagères, Tu nages en plein délire) ou les affres de la jalousie (l’étourdissant mambo Prends garde), c’est comme si les deux personnes au centre des textes étaient les héros d’un drame bourgeois à la Marivaux ou, comme dans Tu t’laisses aller, d’un vaudeville naturaliste et cruel. Le masque que constitue le couple est d’ailleurs formidablement mis en lumière dans le sublime Tous les visages de l’amour en 1974. Et comme dans toute bonne tragédie amoureuse, c’est la mort qui est souvent l’issue de ces chansons où Eros et Thanatos se côtoient étrangement. C’est le cas de Ay ! Mourir pour toi en 1957 et Mourir d’aimer en 1971. Quant à la chanson L’Amour et la guerre en 1961 (tirée de l’album Je m’voyais déjà), son titre parle de lui-même…

De manière corollaire, Charles Aznavour envisage d’ailleurs son métier comme d’autres construisent une vie à deux. Ainsi, selon un calcul qu’il a établi lui-même, il estime qu’il ne doit pas jouer plus d’une fois par an aux Etats-Unis et pas plus d’une fois tous les deux ans et demi à Paris… Selon lui, à moyen terme, l’accoutumance peut être synonyme de lassitude auprès de son public. « Il faut que je puisse leur laisser la possibilité de s’évader, de tomber amoureux d’autres artistes… Et puis d’avoir un pincement au cœur et de revenir vers moi. » En établissant un parallèle entre son métier de chanteur d’une part, et les jeux de l’amour d’autre part, il brouille volontairement les pistes. « All the world’s a stage », disait Shakespeare. Une devise qui pourrait être celle de Charles Aznavour.