Onze ans. C’est le temps écoulé depuis notre dernière rencontre avec Bachar Mar-Khalifé, à l’occasion du Qobuzissime décerné en mars 2013 à son deuxième album Who’s Gonna Get the Ball from Behind the Wall of the Garden Today?. Porté par des titres puissants, dont le désormais culte Ya Nas, ce disque avait propulsé la carrière du pianiste franco-libanais vers les sommets. Depuis, le musicien s’est montré prolifique sur disque comme en tournée – Ya Balad (2015), The Water Wheel : a tribute to Hamza el Din (2018), On/Off (2020), Ghost Songs (2021) –, avec des compositions pour le cinéma (Fièvres, Sous le ciel d’Alice, Le Paradis, Banel et Adama) ou des duos avec Jeanne Cherhal, Chapelier Fou ou Christophe. On s’arrêtera ici mais la liste est encore longue. Oui, Bachar Mar Khalifé n’a pas chômé dans la dernière décennie, promenant son art protéiforme en bandoulière, avec la sincérité pour seule boussole. Un rythme d’une intensité folle qui l’a poussé à arrêter la scène pour une durée indéterminée. Deux ultimes concerts donnés en décembre 2022 à Paris ont fait l’objet d’un enregistrement live paru le mois dernier sur son label Balcoon.
C’est donc avec la conscience de rencontrer Bachar à un moment charnière de sa carrière que nous arrivons à ce rendez-vous. Et onze ans après, ces retrouvailles ont presque des allures de bilan introspectif. Une certaine gravité pointe derrière la chaleur de notre échange. « J’ai passé douze ans la tête dans le guidon. A un moment, j’ai senti une voix qui m’appelait, qui me disait d’arrêter. Alors j’ai juste essayé de l’écouter sans trop me poser de questions. » Chez Bachar, le grain de voix est presque un murmure, et la parole prend son temps, traversée de longs silences habités. « J’ai besoin de temps pour les choses, j’aime la lenteur. Et au-delà de cet amour pour la lenteur, j’ai une certaine difficulté avec la frénésie, qu’elle soit sociale, industrielle ou même relationnelle. » Une obligation à la performance qu’il déclare avoir toujours esquivée, « tout en m’accommodant du rythme de l’industrie car j’avais l’énergie pour le faire. Aujourd’hui, je crois être davantage en harmonie avec mes convictions. »
On a peine à l’entendre prononcer ces mots, lui qu’on a vu de nombreuses fois fournir une énergie extraordinaire et communicative lors de ses concerts – de véritables espaces de célébration et d’expérimentation où chaque titre s’émancipe de sa version studio pour atteindre parfois dix à quinze minutes. A Live in Paris constitue le premier enregistrement sur le vif d’une carrière scénique qui a pourtant de nombreuses dates au compteur. « J’ai toujours eu une réticence à publier des disques de live », dit-il, citant en exemple le chef d’orchestre Sergiu Celibidache qui, toute sa vie, refusa de faire enregistrer ses concerts. « Le concert, ce n’est pas seulement la musique qu’on entend, c’est un moment éphémère. Il y a l’horaire, le public, le lieu, l’accueil… C’est impossible de rendre compte de tout ça dans un disque ! » Alors pourquoi avoir enfin franchi le cap ? Tout d’abord par générosité envers son public : « Beaucoup de gens ayant assisté à mes concerts me demandaient quand je sortirais un album live. C’est vraiment pour eux que je l’ai fait. Ils ont vécu ce moment, alors peut-être qu’en écoutant l’album, ils fermeront les yeux et réussiront la prouesse métaphysique de revivre ce qu’il s’est passé ce soir-là. » Ensuite pour l’intime et la mémoire : « Cela pose un marqueur temporel à mon arrêt de la scène, et ça m’aidera à sculpter la suite. »
Un disque-objet qui porte une valeur hautement symbolique en cette période de bilan. « Je garde un très grand souvenir de cette ultime tournée. Pour tout vous dire, je suis un peu obsédé par la notion de fin, la fin des choses, comme si on avait réglé un problème. » L’occasion pour Khalifé de mesurer le chemin parcouru, notamment dans sa relation avec le public. « C’est une rencontre qui s’est faite dans le temps, avec les années, on a grandi ensemble en quelque sorte. Ce n’était pas une rencontre préfabriquée, ni évidente non plus », explique celui qui se souvient de ses premiers concerts comme d’« une souffrance ». « Au départ, j’avais beaucoup de mal à ouvrir les yeux, à regarder les gens, à m’adresser à eux. J’avais l’impression de vivre un combat entre eux et moi. J’ai mis longtemps à comprendre que les spectateurs me complétaient et faisaient tout autant le concert que mes musiciens et moi sur scène. Il m’a fallu du temps pour que tout cela se transforme en jouissance. »
Il y a quelque chose de bouleversant à l’entendre parler de ses vulnérabilités avec autant de simplicité. On se souvient alors du jour où, peu de temps avant son retrait de la scène en décembre 2022, il publiait sur ses réseaux en guise de communiqué un texte aussi bref qu’évocateur dans lequel il n’hésitait pas à aborder les « milliers d’heures d’ennui, de balances galères ou de sommeil impossible » au cours des tournées, ou encore ses enfants qui « grandissent trop vite » en son absence. La santé mentale des artistes, un enjeu complexe et souvent méconnu du public ? « Oui, on ne se rend pas compte. Au même titre que personne ne réalise que les joueurs de tennis sont névrosés et en dépression parce qu’ils sont tout seuls sur un court depuis l’âge de 9 ans. » Pour autant, pas question de verser dans l’impudeur : « L’artiste n’a pas à s’étaler sur les raisons qui le poussent à faire ou ne pas faire un concert. Simplement, s’il y va, il doit être sûr d’être complètement sincère et à la hauteur de ce que les gens peuvent attendre… Et souvent, ils attendent le maximum ! »
Le maximum, il le donne avec le précieux concours de deux musiciens hors norme, le bassiste Alexander Angelov – « un ami d’enfance » – et le batteur Dogan Poyraz, découvert par hasard sur un concert alors qu’il patientait en coulisses. « J’ai jeté un œil derrière le rideau et j’ai vu ce diamant brut d’à peine 17 ans, qui jouait les yeux fermés, la tête en l’air. » On est alors en 2015, peu de temps après la sortie de son troisième album Ya Balad, et c’est à ce moment que naît le désir de monter un trio. Avec ces deux compagnons de route se créent des liens indéfectibles, dont la puissance dépasse le seul geste musical : « La musique, ce n’est pas réunir les meilleurs musiciens du monde, mais les personnes avec qui on va partager sa vie. Alex aurait pu être tromboniste et Dogan accordéoniste, on aurait fait un trio quand même. Nous sommes liés à vie. » Pendant des années, le groupe travaille avec acharnement, « d’une manière un peu stakhanoviste », revisite des titres choisis parmi plusieurs albums, dont ils présentent une nouvelle version à chaque tournée. Le pianiste reconnaît ne pas vouloir figer ses morceaux dans le temps : « Quand j’étais étudiant au conservatoire, j’avais un rapport assez rigoriste à la partition. Mais la plupart des grands compositeurs étaient aussi de grands improvisateurs. Alors petit à petit, je me suis rebellé contre cette dictature de la partition urtext ».
Concomitante à la formation académique, la transmission parentale se révèle tout aussi déterminante dans sa construction musicale : « Ma mère est clairement responsable de mon éducation à la chanson française. J’avais 6 ans quand on a quitté le Liban pour venir en France, tout mon quotidien a changé – la nourriture, les relations humaines, les bruits. » Dans ce nouvel environnement, la famille écoute en boucle des cassettes audio qui passent Brel, Piaf, Barbara ou Ferré. « Même si on parlait arabe à la maison, ma langue d’éducation sociale était le français. J’ai développé mes relations en français, les livres que j’ai lus étaient en français. » Ce n’est que plus tard qu’il redécouvre le patrimoine littéraire arabe dans le texte : « C’est arrivé lorsque j’ai voulu écrire mes premières chansons. Je ne voulais pas raconter des histoires mais évoquer des choses qui m’échappaient. L’arabe me permettait de remonter à des souvenirs enfouis et lointains, à tout ce que je ne pouvais pas maîtriser. » Aujourd’hui, Khalifé met en musique aussi bien les mots de Théodore Botrel (Dors mon gâs(e)) que de Khalil Gibran (Prophète), d’Ibrahim Qashoush (Marea Negra) comme de Moustaki (Danse).
Relancer en permanence les dés de la création, c’est peut-être là que réside le secret de sa musique tout en contrastes, faite de violence autant que de douceur. « Je suis un passionné : que ce soit dans la noirceur ou dans la joie, je vais à l’extrême. Je ne conçois pas une journée tiède, un échange tiède, une relation tiède. Tout est dans le feu. Même le silence doit être habité par le feu. » Le silence, justement, est constitutif de sa personnalité artistique. En atteste sa bio Instagram, longtemps affichée comme un mantra : « If you can talk about it, it ain’t music » (« Si vous arrivez à en parler, alors ce n’est pas de la musique. ») On le constate tout au long de l’entretien : Khalifé est un homme pudique, dont la pensée est intimement liée au silence et au secret. Ses paroles sont riches de tout ce qu’elles ne verbalisent pas, ses mots valsent avec l’indicible. « Je pense que c’est au-delà de la pudeur, c’est presque un interdit pour moi, je ne veux pas intellectualiser. Il y a des gens dont c’est le métier – les universitaires ou les musicologues – et qui peuvent très bien parler de la musique. Mais je ne pense pas que ce soit le rôle du musicien. » Alors, comment vit-il l’exercice de l’interview ? « J’ai beaucoup appris sur moi-même et sur mon rapport à la musique en donnant des interviews. Au départ, c’était un effort insurmontable mais j’ai fini par regarder cela en face. C’est un passage essentiel pour un artiste, ça aide a y voir plus clair, parce qu’on exprime les choses qui ont un réel sens pour soi. » Il admet cependant rester sélectif quant aux sollicitations : « Je sais dans quels endroits j’aurai le temps de faire respecter ma lenteur. Si ce n’est pas le cas, je n’ai pas besoin d’y aller, je ne raterai rien. Répondre à trois questions entre deux plages d’informations, je ne sais pas à qui c’est utile, ni au journaliste, ni à l’artiste, ni à l’auditeur… »
Cette capacité au renoncement dans le seul but de rester entier est peut-être la qualité première du pianiste. Né dans un milieu où la musique est reine – son père Marcel Khalifé est un oudiste célèbre au Moyen-Orient, sa mère Yolla est chanteuse, et son frère Rami a cofondé le groupe Aufgang –, il a récemment pris la décision de ne plus collaborer avec eux. « On s’est longtemps convaincus que la musique était le ciment de notre famille, mais c’était une erreur. J’ai arrêté, pour voir ce que pouvait être notre famille sans la musique. Pour remettre au centre tout le reste, qui avait été négligé pendant trop longtemps. » Il précise, avec une sérénité lumineuse : « J’avais tout sacrifié pour la musique… Mais la musique peut attendre. Je ne veux plus qu’elle soit le résultat d’une fuite mais de quelque chose de vivant ! »
On prend un temps de silence pour méditer sur ces dernières phrases. Pour être tout à fait honnête, on est assez ému devant cette force tranquille qui ne cache pas ses fragilités et inspire tout autant qu’elle donne le vertige. « Bukowski disait “Don’t worry too much”. Quand je pars trop dans mes questionnements, je repense à cette phrase que je trouve magnifique. Au fond, qu’est-ce qui peut m’arriver ? Qu’est-ce que je peux perdre ? On est gagnant quand on ne s’attache pas trop aux choses. » Et d’illustrer ses propos avec l’exemple de sa grand-mère de 92 ans « Elle a vécu toutes les guerres, les déplacements, les départs, les naissances. Quand elle voyage, elle a juste un petit sac à main, sa brosse a dents et ses lunettes. Elle a tout gagné ! »