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Interview — Al Di Meola : « Ma musique ignore les catégories »

Avec Twentyfour, Al Di Meola nous embarque dans un voyage musical à la fois cinématographique et très personnel. Dans cet entretien exclusif avec Qobuz, la superstar américaine de la guitare et du jazz-fusion nous dévoile la genèse de ce projet, évoque sa vision de la musique et revient sur ses débuts de carrière.

Avec son style mêlant jazz-fusion, rock, musique latino-américaine et inspirations folks, Al Di Meola est devenu en plus de 50 ans de carrière l’un des plus grands guitaristes de notre temps. Soutenu à ses débuts par son grand mentor Chick Corea – c’est au sein de son groupe Return to Forever qu’il a connu ses premiers succès –, il a bâti en studio une discographie incroyablement variée, inaugurée par deux albums devenus cultes, Land of the Midnight Sun et Elegant Gypsy,et complétée aujourd’hui par un 34e disque : Twentyfour.

Conçu à l’origine comme un album introspectif de guitare acoustique solo – pandémie de Covid-19 oblige –, le projet s’est étoffé jusqu’à réunir 15 morceaux de styles très différents. Leur point commun : virtuosité, arrangements méticuleux, orchestrations splendides, pour un programme à la hauteur du talent d’Al Di Meola.

Vous avez remporté votre premier Grammy Award à 20 ans. Comment poursuit-on sa carrière après un tel démarrage ?

Les Grammys, en fait, je n’y pensais pas tellement. Ce prix, je l’ai gagné comme membre de Return to Forever, un groupe fondé par Chick Corea. C’était un des groupes pionniers de la fusion, au milieu des années 1970. Même si on avait beaucoup de succès, aucun d’entre nous ne s’attendait à ce qu’on gagne. Aucun de nous n’est allé à la cérémonie. On était tous à la maison devant la télé, et ça nous a complètement choqués. Voilà, c’est comme ça que j’ai vécu mon premier Grammy. (Rire.) Il faut dire que les Grammys Awards, c’est un prix remis par des critiques. Des ingénieurs du son, des producteurs... Et j’ai un grand doute sur la légitimité de ce genre de prix, où des gens qui travaillent tous dans des maisons de disques se réunissent autour d’une poignée d’albums. Ce n’est pas le public qui vote. Je pense que si c’était le public qui votait pour ses artistes préférés, il y aurait une cinquantaine de Grammy Awards sur mes étagères. De mon côté, ce que je voulais, mon but, ce à quoi j’ai consacré mon énergie, c’était la composition, et j’ai maintenant 34 albums solo derrière moi (même si mon dernier disque s’appelle Twentyfour). On peut dire que j’ai eu une carrière très longue et très fructueuse.

À l’époque, pensiez-vous rester musicien toute votre vie et enregistrer des disques ?

En tout cas, c’était mon but et c’était mon rêve. Tout jeune déjà, j’avais très envie d’y arriver. Et ce rêve est devenu réalité, si on veut. À 19 ans, j’ai eu la chance de pouvoir jouer avec Chick Corea dans mon groupe préféré, Return to Forever, et mon premier concert avec eux s’est passé au Carnegie Hall. Ça a commencé très fort, et ça continue très fort depuis. C’était le 19 juillet 1974, donc ça fait 50 ans cette année.

Entre vos débuts dans les années 1970 et 1980 et le monde de la musique tel qu’il existe aujourd’hui, qu’est-ce qui a le plus changé, selon vous ?

Le secteur a énormément changé. Avant, il y avait des disquaires à tous les coins de rue. Il n’en reste plus aucun, ou presque. Ils ont été remplacés par Amazon, le streaming et les téléchargements payants. Ça n’a plus rien à voir, bien sûr. Ce n’est pas aussi palpitant qu’entrer dans un magasin, Virgin ou Fennec Records par exemple, et voir ses propres disques en rayon. Et il n’y a plus ce frisson qu’on ressentait à l’achat d’un disque : le tenir à la main, le déballer, contempler la pochette... C’était le meilleur moment. On a changé d’époque. Quelques aspects se sont améliorés, il y a des choses d’aujourd’hui que je préfère à ce qui se passait pendant l’âge d’or de l’industrie du disque. À l’heure de la technologie et des réseaux sociaux, il y a beaucoup moins d’opacité sur les sorties de disques, par exemple. Par chance, mes albums continuent de fonctionner aujourd’hui. Mais ça n’a plus rien à voir avec avant.

Votre premier disque solo, Land of the Midnight Sun, est sorti en 1976. Quels souvenirs gardez-vous de ce premier enregistrement ?

C’est Chick Corea qui m’a poussé à composer. Il voulait que chaque membre du groupe sache composer par lui-même. Quand je m’y suis mis, j’étais encore très jeune, tout juste 21 ans. Je n’étais pas sûr de savoir écrire de la musique, je doutais de tout. Et j’ai sorti un disque qui est devenu, cette année-là, la meilleure vente de chez Colombia dans sa catégorie. Je croisque les deux années précédentes avaient beaucoup aidé. J’avais énormément appris en jouant dans Return to Forever. L’album est venu très naturellement. Ce n’est qu’après sa sortie que je me suis senti capable de composer ; avant et pendant le processus d’écriture, je n’en savais rien. Le deuxième disque, Elegant Gypsy, a eu un succès énorme. Alors, et alors seulement, je me suis dit que j’avais un style d’écriture et un style de jeu, et à partir de là, j’ai eu beaucoup plus confiance en moi.

Entre vos débuts et votre nouvel album Twentyfour, 48 ans se sont écoulés. Qu’est-ce qui a changé dans votre façon d’enregistrer ? Et dans votre musique ?

Pour les autres albums, on me donnait toujours des dates butoir, un certain temps pour terminer le disque, et bien sûr un certain budget. Les budgets n’avaient rien à voir avec ceux d’aujourd’hui, ils étaient plus élevés, parce que l’industrie du disque pesait très lourd et parce que mon nom était de plus en plus connu. Donc les budgets étaient incroyables. Aujourd’hui, ce n’est plus pareil. Ce disque, Twentyfour, était au début un disque pour guitare solo à cordes nylon, sans aucun ajout. Comme on était en pleine pandémie de covid, je me disais qu’il valait mieux écrire des morceaux solo et se préparer à jouer seul. Ça allait être très dur de faire venir tout mon groupe aux États-Unis, sachant que tout le monde n’habite pas la même ville et qu’il y en a même qui viennent d’Europe. C’était l’idée de départ, et c’est comme ça que je l’ai vendu à la maison de disques. De leur côté, ils n’avaient aucune exigence spéciale en matière de date de sortie, ils me disaient très gentiment : « Surtout, prends tout le temps que tu veux, jusqu’à ce que le résultat te plaise ! ». C’était inespéré. Grâce à cette liberté et même si bien sûr, ça a coûté de l’argent, cet album pour moi, c’est de l’art pur.

Oui, j’ai dépassé le budget, parce que petit à petit, je me suis mis à ajouter des instruments, à étoffer la production. Sur certaines pièces, j’ai même fait appel à un orchestre de chambre italien. Le projet est devenu très différent de ce que je prévoyais au début, il a beaucoup gagné en densité. Au lieu de sortir un disque, puis d’en sortir un autre plus tard avec d’autres effectifs, j’ai réuni en un seul disque toute la musique que je voulais. À cette époque, je pouvais m’y consacrer entièrement, puisque toutes les tournées étaient annulées. Fini les bagages à préparer, les trajets jusqu’à l’aéroport, les interviews... Il ne se passait rien. J’avais plus de temps que d’habitude pour me plonger dans l’écriture de morceaux, et en tant que compositeur, je vois ce disque comme une sorte de passage à un niveau supérieur. Cet album pour moi, c’est d’abord et avant tout un travail d’écriture.

Je suis content de ce disque, de son esthétique. Je le vois comme une œuvre d’art. Je l’ai écrit sans me demander comment il allait se classer dans les tops, comment il allait se vendre... De toute manière, les boutiques étaient fermées. J’ai simplement pensé à écrire une musique qui dit qui je suis, à ce moment-là. Et ça m’a fait franchir un seuil.

Avez-vous tiré des enseignements de cette époque, de cette façon de travailler si particulière, pour vos prochains projets ?

C’est possible. Mais ce projet, j’y ai passé quatre ans – des milliers et des milliers d’heures, souvent jusqu’à tard dans la nuit. Parce que j’écris au crayon, je prends des notes. J’ai énormément écrit, effacé, réessayé, et c’est là que j’ai eu l’idée de sortir un nouveau disque. Je pouvais vraiment me concentrer dessus. Aujourd’hui, tout a redémarré, il se passe beaucoup plus de choses qu’alors, parce qu’au moment du Covid, il n’y avait plus de tournées...

Et puis, il y a cet infarctus que j’ai fait en septembre dernier. Heureusement, je vais beaucoup mieux maintenant. D’une certaine manière, ça a même contribué à promouvoir le disque ! Les gens savaient ce qui m’était arrivé, ils se sont fait du souci pour moi et m’ont envoyé tellement de marques d’affection et de souhaits de bon rétablissement que c’en était presque trop. Là, je me suis dit : justement, mon nouveau disque va sortir, et il va se distinguer des concerts en direct, puisqu’il a un son plus proche d’un enregistrement studio, et le groupe n’est pas non plus le même. Et en même temps, j’avais envie de reprendre la tournée « The Electric Years » et de jouer des morceaux de Land of the Midnight Sun, Elegant Gypsy et Casino, plus quelques extraits des débuts de Return to Forever, parce que ce sont mes disques les plus connus, ceux qui ont eu le plus de succès. Ces morceaux, tous mes fans les connaissent et pourtant, ils ne les ont plus entendus en concert depuis 40 ans. On a orienté la promotion de la tournée dans ce sens et toutes les dates se sont remplies, ça a eu un énorme écho. Cette tournée, c’était le bon choix. Comme une seconde naissance. J’ai eu l’impression de reprendre ma vie en main. En renouant avec mes débuts, j’ai retrouvé ma jeunesse et maintenant, je fonce !

Comment qualifieriez-vous l’atmosphère générale de Twentyfour ? C’est un album tellement riche...

Oui, il y a beaucoup à assimiler. Aujourd’hui, les gens ont une capacité d’attention de plus en plus courte, mais des capacités d’attention, il en faut pour écouter cet album. J’ai tendance à nager à contre-courant. Aux États-Unis en ce moment, il n’y en a que pour les spécialistes de la guitare électrique, par exemple Joe Satriani, Steve Vai ou Eddie Van Halen. Et moi, sans vraiment le faire exprès, je me suis creusé une niche loin de tout ça. La guitare électrique, j’en ai joué avant. C’est souvent par ça qu’on commence. Mais je suis passé à une musique plus profonde, qui me convient beaucoup mieux sur le plan esthétique. J’ai trouvé le moyen de renouer avec mes débuts, mais pour les approfondir. J’ai réécouté mes premiers disques et j’ai réalisé que ce n’était absolument pas de la musique simple. Donc j’ai cherché un moyen de recommencer, d’offrir à mes fans une musique qui ressemble à celle dont ils se souviennent. En fait, j’ai modernisé les mélodies et les rythmes, mais sans les modifier. Je ne me suis pas écarté du son des disques de cette époque : il était déjà très bien. Il ne restait qu’à le retravailler. Et je m’attaque de plus en plus aux morceaux de mon nouvel album en configuration acoustique. C’est difficile, mais très gratifiant sur le plan artistique. Acoustique et électrique : je suis heureux d’avoir ces deux cordes à mon arc.

L’album est aussi très cinématographique, non ? Des morceaux comme Esmeralda, Ava’s Dance in the Moonlight ou Paradox of Puppets...

Oui, tout à fait. Surtout Ava’s Dance in the Moonlight, qui m’a été inspiré par ma plus jeune fille. En 2020, elle avait 4 ans. Un soir, elle est descendue dire bonne nuit en faisant danser sa poupée comme une ballerine, parce qu’elle avait vu une vidéo de la suite Casse-Noisette au Radio City Music Hall. Elle avait tout adoré, la musique, les danseuses et danseurs, la chorégraphie. Donc elle l’a imité à sa manière, avec sa poupée. C’était tellement mignon. J’étais au travail, je me suis retourné pour la regarder, et je me suis mis à jouer quelque chose, ce qui me venait en tête à ce moment-là. C’était un motif en arpèges. Et puis je me suis mis à chanter une mélodie dessus. Ce que m’inspirait ma fille, rien de plus. Mais au bout de quelques minutes, je me suis dit : « Attends, c’est pas mal du tout, et si je le notais ? » Et ça a été le début de ce qui allait devenir une grosse production. Quand une histoire commence, on ne sait pas où elle va nous emmener. Et cette histoire est partie d’une image. Fandango aussi a un côté visuel. C’est une pièce majestueuse, un peu comme un travelling au-dessus d’une chaîne de montagnes. La meilleure musique, c’est toujours celle qui nous évoque des images, ou qui nous rend nostalgique... quelque chose qui nous touche au cœur, dans tous les cas.

Vous avez consacré deux albums aux Beatles. À quand Tchaïkovski ? :)

Vous savez quoi ? Quand on a enregistré Twentyfour avec mon groupe acoustique, j’ai engagé des ballerines. J’en avais toujours rêvé. On a réalisé ce rêve à Phoenix, au MIM (Modern Instrument Museum), un endroit extraordinaire avec une très belle salle. J’ai envoyé les enregistrements aux danseuses et elles ont préparé une chorégraphie sur plusieurs pièces, dont Ava’s Dance in the Moonlight. Je n’ai pas cherché à engager des danseuses de flamenco, ou de tango, ou spécialisées en danse classique. Je voulais des gens qui ressemblent à ma musique : une fusion, un mélange de tous ces éléments. Quelqu’un capable de dépasser les frontières, d’exprimer tous ces styles différents à la fois, pour créer quelque chose d’unique. Parce que c’est ça qui est important : ma musique ignore les catégories.