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Keith Jarrett : l’éternel Köln Concert

Cinquante ans après son enregistrement, le concert donné par Keith Jarrett à l’opéra de Cologne en janvier 1975 est non seulement l’un des albums de jazz les plus vendus au monde mais le témoignage d’un tournant esthétique dans la carrière du pianiste américain. Un sommet d’improvisation qui faillit ne jamais voir le jour…

Keith Jarrett, 1975, Los Angeles, CA © Michael Ochs Archives/Getty Images

Kind of Blue de Miles Davis, A Love Supreme de John Coltrane et le Köln Concert de Keith Jarrett. La Sainte-Trinité des albums de jazz en quelque sorte. Mais le Köln Concert est-il un disque de jazz ? Et comment ce double album d’une heure, six minutes et sept secondes, publié par le label allemand ECM le 30 novembre 1975, a-t-il pu s’écouler à 4 millions d’exemplaires ? Assez sidérant pour un disque de piano solo improvisé – encore plus quand on sait qu’il trône dans la discothèque de nombreux mélomanes pas particulièrement fans de jazz…

Début 1975, le pianiste américain Keith Jarrett a 29 ans et déjà une carrière impressionnante. Chez Art Blakey, Charles Lloyd puis Miles Davis, le natif d’Allentown (Pennsylvanie) s’est fait un nom sous lequel il a enregistré près de 20 albums. Le jazz d’alors est en pleine (r)évolution, tiraillé entre aficionados de l’électricité qui l’embarquent sur les brisées de la fusion et activistes libertaires qui optent pour le free pur et dur. Jarrett, lui, est ailleurs ; ou partout à la fois. Capable de jouer en solo comme de s’entourer d’éclectiques sidemen, face à des claviers électriques ou en acoustique. Ainsi, avec le contrebassiste Charlie Haden, le batteur Paul Motian et le saxophoniste Dewey Redman, il dirige entre 1971 et 1976 une sorte de laboratoire fou dans lequel se carambolent hard bop, free-jazz, world et avant-garde : l’American Quartet. Presque au même moment, avec le saxophoniste Jan Garbarek, le contrebassiste Palle Danielsson et le batteur Jon Christensen, il anime une autre formation, logiquement baptisée « European Quartet ».

Dans ce contexte, et d’ailleurs tout au long de sa carrière, il ne cesse de revenir au piano solo. Comme une nécessité. Une nécessité née d’une rencontre avec le producteur allemand Manfred Eicher qui le signe sur son label ECM et enregistre le 10 novembre 1971, à l’Arne Bendiksen Studio d’Oslo en Norvège, le magnifique Facing You, mythique album solo ayant chamboulé le paysage du piano acoustique. Dans une interview à DownBeat en 1974, Keith Jarrett est limpide sur l’importance de cette rencontre : « Si je n’avais pas trouvé Manfred, il n’y aurait pas d’album solo, pas de Facing You, et encore moins de triple album à succès. J’aurais un bureau rempli de partitions qui n’ont jamais été répétées, ni même jouées ou enregistrées. Il n’y a pas d’autre moyen pour moi de rembourser cette possibilité qui m’a été offerte si tôt et à un moment si opportun que de produire plus de musique pour ECM. »

Dans la foulée de Facing You et tout en jouant avec ses deux quartets, Keith Jarrett grave dans la cire d’impressionnants concerts en solo à Brême et Lausanne en mars et juillet 1973. Cet exercice le possède littéralement, au point de devenir essentiel dans son rapport à la musique et surtout à l’improvisation. L’origine du concert du 24 janvier 1975 à l’opéra de Cologne est donc le fruit de tous ces moments clés, de cette accumulation de rencontres, de sons, d’expériences… Et comme l’histoire a rendu mythique la captation de cette prestation en solitaire, les anecdotes s’accumulent depuis un demi-siècle. Par exemple, l’organisatrice de la soirée, la productrice Vera Brandes, avait à peine 18 ans. Ou Jarrett ne joua qu’à 23h30 en raison d’une représentation d’opéra prévue plus tôt ce soir-là. C’était d’ailleurs la première fois que cette maison d’art lyrique accueillait un concert de jazz.

Quant à la fameuse photo en noir et blanc de la pochette signée Wolfgang Frankenstein, elle provient d’un autre concert. Mais la plus célèbre des anecdotes entourant le Köln Concert reste évidemment celle du piano. Keith Jarrett avait exigé un grand Bösendorfer qui, pour des raisons abracadabrantesques, n’arriva jamais et fut remplacé par un instrument bien plus petit, bien moins luxueux, d’une qualité médiocre et doté d’une pédale de sustain bancale. Aussi, lorsque l’Américain, épuisé par un interminable voyage en voiture de Zurich avec Manfred Eicher et accablé par de violentes douleurs dorsales, découvrit le piano, il voulut annuler son concert affichant pourtant complet ! Mais la jeune Vera Brandes réussit à le convaincre quelques heures seulement avant de monter sur scène, attendu par 1 400 spectateurs. En 2008, dans une interview au Wall Street Journal, le fondateur d’ECM est revenu sur cet incident du piano : « Il a probablement joué comme il l’a fait parce que ce n’était pas un bon piano. Comme il ne pouvait pas tomber amoureux du son, il a trouvé une autre façon d’en tirer le meilleur parti. »

Le Keith Jarrett du Köln Concert est donc unique, dans son approche, dans son son, et dans le déroulé de ses thèmes. Une première partie de 26 minutes, suivie d’une seconde découpée en trois parties de 14, 18 et 7 minutes. La première demi-heure qui ouvre le disque est la plus célèbre. Étonnamment, les cinq notes sur lesquelles le pianiste américain brode d’entrée sont celles de la sonnerie de l’opéra annonçant le début du concert ! Le torrent on ne peut plus mélodique qui suit est porté par une main droite fluide, hypnotisant l’audience dès les premières secondes. Sur cette mer cristalline et claire, aucune aspérité. Juste les doigts de Jarrett qui glisse et se love dans une trame mélodique simple et belle, slalomant entre jazz, folk, gospel et musique classique. Loin des canons du jazz traditionnel, il s’exprime ici autour de motifs répétitifs plutôt que sur des séquences d’accords structurés, ce qui le rapproche furtivement, à certains moments, des règles de la pop.

Le cœur de n’importe quel mélomane est touché par cette étoffe pianistique qui fleure bon le cinématique. En 1992 d’ailleurs, dans une interview au Spiegel, Jarrett se moquait de son propre disque, déclarant qu’il était devenu au fil des années une sorte de musique de film. « Nous devons aussi apprendre à oublier la musique. Sinon, nous devenons dépendants du passé. » En 1993, dans son film Journal intime, le cinéaste italien Nanni Moretti utilisait cette première partie du Köln Concert pour une magnifique et longue séquence où il se rend en Vespa à Ostie, sur la plage où a été assassiné Pier Paolo Pasolini, en novembre 1975, le mois où fut publié le concert de Cologne… Bien plus percussive et complexe, la seconde partie du Köln Concert s’éloigne vite des facilités mélodiques et quasi contemplatives de la première. Il y a une sophistication dans la main gauche qui lutte, s’amuse, se moque des failles de l’instrument récalcitrant. Dans ces riffs rugissants de piano sans œillère, Keith Jarrett rappelle aussi qu’un autre s’était essayé avant lui à embarquer ailleurs le « piano jazz » : Bill Evans.

Comme pour tous les objets de culte, on oublie d’ausculter réellement le Köln Concert de Keith Jarrett. Trop écouté, trop cité, trop cliché, trop de trop l’ont transformé en intouchable icône que l’on croit connaître par cœur. Et s’il n’est sans doute pas le disque le plus essentiel d’un musicien à la discographie XXL (beaucoup lui préfèrent Solo Concerts: Bremen/Lausanne de 1973, ou les denses Sun Bear Concerts enregistrés lors de sa tournée japonaise de novembre 1976 et publiés deux ans plus tard), il demeure un tournant esthétique dans l’histoire du jazz et plus précisément dans celle de la musique improvisée. Une sorte de parenthèse apatride (on en revient au sempiternel et vain « mais est-ce vraiment du jazz ? ») qui continue de subjuguer et tenir en haleine un public sans cesse renouvelé, comme possédé par le magnétisme de Keith Jarrett.