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City pop : quand Yellow Magic Orchestra faisait chanter le Japon

A l’occasion de l’ouverture de Qobuz au Japon, focus sur la city pop, qui a dominé la scène musicale du pays de la fin des années 1970 aux années 1980. Parmi un catalogue énorme, notre équipe japonaise a sélectionné 8 albums où intervient au moins un des membres du Yellow Magic Orchestra (YMO). Grâce à des artistes exceptionnels issus de groupes comme Tin Pan Alley, Sadistic Mica Band ou The Kakutougi Session, ces musiciens hors pair ont créé, ensemble, un son qui captait parfaitement l’esprit de leur époque.

Sortis en 1978 ou 1979, juste avant la formation officielle du YMO, les albums Paraiso de Haruomi Hosono (& the Yellow Magic Band), Saravah! de Yukihiro Takahashi et Summer Nerves de Ryuichi Sakamoto (& The Kakutougi Session) ont tous compté sur la participation des membres du groupe (parfois uniquement comme producteurs). D’autres artistes de légende ont aussi mis leur enthousiasme au service de ces albums, dont Tatsuro Yamashita et Taeko Onuki, ex-membres de Sugar Babe, ou le percussionniste Motoya Hamaguchi, présent sur les trois disques. Le résultat montre à la fois d’exceptionnels talents d’instrumentistes et les aspects uniques du style de chacun. La sophistication des arrangements, de l’interprétation et du mixage a nourri un son qui a fortement influencé ce qui allait devenir la « city pop ».

Aujourd’hui, la city pop suscite un regain d’intérêt dans le monde entier. Les disques sortis au Japon dans les années 1970 et 1980 sont encore très actuels. Les trois membres du YMO n’étaient jamais loin, et la city pop leur doit beaucoup. Retour sur 8 albums qui illustrent le rôle profond et durable joué par le Yellow Magic Orchestra.

Happy End - Kazemachi Roman (1971)

Happy End a marqué de manière indélébile la scène city pop en seulement trois albums : Happy End, Kazemachi Roman, sur lequel nous nous concentrons ici, et HAPPY END. Le groupe est sans nul doute l’un des hérauts du genre. Ses membres (Haruomi Hosono, Eiichi Otaki, Takashi Matsumoto et Shigeru Suzuki), qui se revendiquaient citadins, sont devenus des icônes. Enregistré alors qu’ils étaient très jeunes, Kazemachi Roman a un petit côté cynique mais pas du tout sombre. Parsemé de réflexions sur ce que l’urbanisation nous a (peut-être) fait perdre, l’album parle d’une ville aux rues modernes sillonnées de trams. Le titre phare, Kaze wo Atsumete, illustre à merveille cette ambiance onirique et évocatrice. L’album est bourré de titres devenus des tubes au Japon, comme le classique Dakishimetai, qui décrit le bonheur de quitter la ville, ou l’hymne rock Haikarakuchi, qui fait toujours son effet en concert. Et disons-le, beaucoup de fans se surprennent à fredonner l’introduction de Natsunandesu chaque fois qu’ils se perdent dans Tokyo.

Chu Kosaka - Horo (1975)

Après une apparition dans plusieurs projets, Chu Kosaka (qui deviendra plus tard un célèbre chanteur de gospel) enregistre en studio son premier album solo, Arigato (1971), avec ses vieux amis de The Floral : Haruomi Hosono, Takashi Matsumoto et Shigeru Suzuki. Avance rapide : en 1976, il enregistre Horo, avec Hosono comme coproducteur et l’équipe talentueuse du groupe mythique Tin Pan Alley. La maîtrise instrumentale de Hosono (basse), Masataka Matsutoya (claviers), Tatsuo Hayashi (batterie) et Shigeru Suzuki (guitare) irradie tout l’album. Pour beaucoup, ces musiciens sont les pionniers du R&B au Japon. Mais c’est la ligne de chant de Kosaka, si habitée, qui retient vraiment notre attention. City pop ou non, des morceaux comme Horo ou Bon Voyage Hatoba, tous deux écrits par Hosono, ou Yuugata Love, méritent tout simplement l’écoute. Les chœurs sont assurés par Akiko Yano, Makoto Yano et Minako Yoshida, et on lit dans les crédits des noms comme Tatsuro Yamashita ou Taeko Onuki. En 2010, Kosaka a sorti Horo 2010, version réenregistrée pour laquelle il a remixé toutes les parties vocales. Fort d’un travail plus mature et d’un son plus souple, l’album sonne encore mieux qu’avant.

Minako Yoshida - Minako (1975)

Minako Yoshida est une célèbre chanteuse-compositrice, très liée aux musiciens de Happy End et de Tin Pan Alley. Sa voix suave illumine le morceau Yellow Magic (Tong Poo) de YMO, sur leur album Yellow Magic Orchestra (US Edition). Minako est son deuxième album studio. On y retrouve beaucoup de visages familiers comme Haruomi Hosono, Shigeru Suzuki, Hiroshi Sato et Tatsuo Hayashi, de Tin Pan Alley, ainsi que de fidèles collaborateurs comme Shuichi Murakami, Kenji Takamizu, Kenji Ohmura, Ginji Ito, Tsunehide Matsuki et Motoya Hamaguchi. On entend Ohtaki Eiichi, Tatsuro Yamashita et Akiko Yano dans les chœurs. Rainbow Sea Line nous envoûte avec sa ligne de chant très souple, tandis que Watashi, écrit et arrangé par Ohtaki, respire l’« esprit Niagara » (du label Niagara Records, fondé par Ohtaki). Autre moment fort de l’album : Toki no Nakae, composé par Yoshida elle-même, où elle met à profit l’impressionnant ambitus de sa voix. Hiroshi Sato témoigne d’une remarquable maîtrise dans ses arrangements, sur sept des neuf morceaux, dont les reprises de Chinese Soup (Yumi Arai) et de Rock-a-Bye My Baby (Haruomi Hosono), qui ajoutent encore au charme de l’album, mis en valeur par une magnifique pochette de Pater Sato.

Kazuhiko Kato - Gardenia (1978)

Kazuhiko Kato connaît un retour en grâce ces derniers temps, comme le souligne la récente sortie du documentaire Tonovan: Musician Kazuhiko Kato and his Era. L’album Gardenia, sorti en 1978, était son quatrième en solo, précédant de peu sa remarquable European Trilogy (comprenant des morceaux comme Hemingway Papa, L’Opéra fragile et Belle Excentrique). À l’époque, le YMO était en train de se constituer, et Ryuichi Sakamoto (qui dormait probablement très peu ces années-là) a fortement contribué au son de l’album, en particulier sur les arrangements de cordes et de cuivres. Aux côtés de Sakamoto, on retrouve sur l’album la fidèle troupe du Sadistic Mica Band, dont Yukihiro Takahashi, Tsugutoshi Goto et Shigeru Suzuki. Kato a même osé des rythmes de samba et de bossa-nova, cas unique sur la scène pop japonaise à l’époque. Spicy Girl bénéficie des solos de Takeru Muraoka au saxo et de Katsumi Watanabe à la guitare électrique, sur une mélodie entêtante et enlevée. Sur Mamonaku Taiyoga Shizumu, le timbre de Kato prend des accents intimes, et les paroles (écrites par Kazumi Yasui) invitent à réfléchir à la vie quand elle touche à sa fin. Dans Owarinaki Carnival, Sakamoto interprète avec talent un solo de piano d’inspiration latino, élégamment souligné par des nappes de cordes et de cuivres.

Yoshitaka Minami - South of the Border (1978)

Yoshitaka Minami, auteur de tubes tels que Monroe Walk (1979) ou Slow na Boogie ni Shitekure (I Want You) (1981), a sorti en 1978 son troisième album, South of the Border. Ryuichi Sakamoto y joue des claviers et a arrangé l’ensemble de l’album, traversé de joyeuses influences latinos et où Haruomi Hosono et Yukihiro Takahashi font quelques apparitions. Parmi les pistes les plus remarquables, citons Asayake ni Dance, où Motoya Hamaguchi et Nobu Saito improvisent sur des rythmes tropicaux, soulignés par Tatsuo Hayashi aux percussions. Hizuke Henkosen, incontournable absolu, offre un séduisant duo avec Taeko Onuki. Shigeru Suzuki et Hosono ont insufflé son groove tropical à Yakan Hiko, devenu un classique. La voix fluide et classieuse de Minami, associée aux arrangements de cordes et cuivres de Sakamoto, fait de tout l’album un vrai plaisir pour les oreilles. Parmi les autres artistes ayant participé au projet, on trouve le guitariste Masaki Matsubara, Hiroki Komazawa à la pedal steel guitar, Getao Takahashi à la basse et les percussionnistes Pecker, Juei Larry et Yuji Yoshikawa. Enregistré dans les luxueux studios Onkio Haus, l’album s’enrichit d’une magnifique pochette dessinée par Masuo Ikeda.

Sandii - Eating Pleasure (1980)

En 1980, Sandii fait sensation avec son premier disque Eating Pleasure. Auparavant, dans les années 1970, elle a participé à des tubes comme Love Squall, dont le thème final est le générique de l’anime Lupin III, et Mystery Nile, thème principal du film Mort sur le Nil (1978). L’album est résolument tourné vers la synthpop, avec Haruomi Hosono à la production. On y retrouve l’équipe du YMO (Yukihiro Takahashi, Ryuichi Sakamoto, Kenji Ohmura, Chris Mosdell, Hideki Matsutake) ainsi que Makoto Kubota et Kenny Inoue, de Yuuyakegakudan. On soulignera notamment Drip Dry Eyes, de Mosdell/Takahashi, et Eating Pleasure, deux pistes où l’on reconnaît ces touches de musique folk d’Okinawa déjà présentes sur Absolute Ego Dance du YMO. Sandii propose aussi de formidables reprises de classiques du Motown par Martha & The Vandellas (Jimmy Mack). Zoot Kook nous embarque dans un paysage sonore onirique, tissé de synthés à la YMO, qui laisse une forte impression. Cet album a été un tournant pour Sandii, qui allait bientôt lancer sa carrière sous le nom de Sandii & The Sunsetz, creusant encore sa singularité.

Kenji Ohmura - Haruga Ippai (Spring is Nearly Here) (1981)

Le troisième album de Kenji Ohmura est sorti après qu’il ait rejoint le YMO pour sa tournée japonaise et internationale, en 1980, et participé à l’enregistrement de son album Zoshoku X∞Multiplies. Il aligne une collection de stars : Haruomi Hosono, Yukihiro Takahashi, Ryuichi Sakamoto, Akiko Yano et Hideki Matsutake, avec Chris Modell et Peter Barakan à l’écriture et Mitsuo Koike comme ingé son. Malgré cette présence massive du YMO, le disque conserve un son singulier, plus rock que la « techno pop » pour laquelle Ohmura est généralement connu. Sur les dix pistes, cinq sont instrumentales. Le morceau pop The Defector, composé par Takahashi, donne une irrésistible envie de danser, et Maps était plébiscité par le public pendant les tournées du YMO. Parmi les pistes 100 % instrumentales, on prête l’oreille à Seiko Is Always on Time, joyau méconnu où le Prophet-5 de Sakamoto fait des merveilles, et The Prince of Shaba avec son groove délicieusement serein. Le disque offre aussi des reprises, comme Far East Man, coécrit par George Harrison et Ron Wood, et Spring Is Nearly Here, le classique des Shadows. Bref, un chef-d’œuvre, par un guitariste à la grande liberté d’esprit qui nous a quittés bien trop tôt.

Taeko Onuki - Cliché (1982)

La musique de Taeko Onuki a touché des auditeurs du monde entier. Son album Sunshower (1977) compte parmi les disques de city pop les plus marquants jamais sortis. Quant à son disque de 1982, c’est aujourd’hui une vraie pièce de musée et même s’il tombe un peu dans les clichés des années 1980, il est indispensable pour connaître le « son Onuki ». C’est le dernier de sa trilogie européenne, entamée avec Romantique (1980) et poursuivie avec Aventure (1981). L’enregistrement a eu lieu à Paris, le compositeur Jean Musy (connu pour ses musiques de film) assurant les arrangements des six pistes à partir de Kaze no Michi. De la première piste, Kuro no Clair, jusqu’à Labyrinth, les arrangements sont de son collaborateur de longue date, Ryuichi Sakamoto. Quatre morceaux qui nous laissent une impression durable. La belle mélodie d’une chanson comme Kuro no Clair avec Haruomi Hosono à la basse, évoque un époustouflant paysage, tandis que la rythmique de Shikisai no Toshi donne l’impression de flotter, avec Sakamoto à la batterie, Kenji Ohmura à la guitare rythmique, Motoya Hamaguchi aux percussions et la fameuse boîte à rythme TR-808. Ces deux morceaux s’inscrivent parmi les chefs-d’œuvre intemporels de la city pop. L’album comporte aussi des morceaux que les fans adorent, comme Peter Rabbit to Watashi et Natsuiro no Fuku.

On remarque que beaucoup de noms reviennent, que ce soit à la composition, à l’arrangement, à l’interprétation, à la programmation ou à l’enregistrement/mixage. Ce n’est pas par hasard : Haruomi Hosono, Ryuichi Sakamoto, Yukihiro Takahashi et leur équipe collaboraient étroitement sur chacun de leurs projets, se tenaient au courant des dernières technologies, écoutaient ensemble les dernières tendances de la musique occidentale. D’une certaine manière, leurs disques vibrent à l’unisson. Aujourd’hui, en 2024, beaucoup des artistes que nous venons de citer ne sont malheureusement plus là. Mais leur musique est toujours vivante, toujours aussi captivante, et continuera sans doute de ravir les oreilles des générations futures.