To read

Interview - Geordie Greep : « La meilleure musique, c’est celle où l’on entend la prise de risque »

Échappé de Black Midi, Geordie Greep dessine son idéal dans The New Sound, un premier disque grandiose où, derrière le chaos apparent des genres, se cache une précision de métronome. Plus épanoui, le songwriter anglais nous raconte son périple en solitaire, libéré du compromis.

Geordie Greep © Yis Kid

Qu’est-ce qui te guide le plus dans ton travail de création ?

Geordie Greep : C’est une bonne question, même si elle soulève beaucoup de choses. Les gens se la posent rarement. Ils devraient, parce que les raisons qu’on a de faire de la musique ont un effet sur la musique – si elle va être bonne ou pas. Il ne faut pas faire de la musique parce qu’on en a envie, parce que c’est cool ou parce qu’on veut faire plaisir aux gens, mais parce qu’on doit le faire. Parce qu’il n’y a pas le choix, parce qu’il faut qu’elle existe. La musique doit être une urgence vitale. Ça sonne peut-être un peu gnangnan, mais c’est ce que je pense. Il faut prendre la musique au sérieux : c’est ce qu’il y a de meilleur au monde.

Pourquoi ?

C’est la forme d’art la plus mystérieuse et la plus simple. On n’y entre pas, on y est déjà. Un film par exemple, on peut dire qu’on l’aime parce qu’on se reconnaît dans tel ou tel personnage. Un tableau, parce qu’il représente une scène qui nous est familière. Ce sont des explications qu’on peut donner pour dire pourquoi on aime d’autres formes d’art, mais la musique, c’est différent : on ne peut pas aimer un son parce qu’on s’identifie à lui. On aime le son, c’est tout. Donc il y a un côté étrange. Mais d’un autre côté, la musique est peut-être ce qu’il y a de plus populaire au monde, ce n’est pas un truc ésotérique. C’est pour cela que pour moi, rien ne la surpasse. On l’aime et c’est tout. Mais pourquoi en créer ? Par sentiment d’urgence. Pourquoi on va se coucher, pourquoi on se réveille, pourquoi on mange, pourquoi on va voir du monde ? Pourquoi est-ce qu’on ne reste pas simplement tout seul ?

Et pourquoi ce titre, The New Sound ?

Bon, c’est un titre un peu idiot, une sorte de clin d’œil. Mais c’est mon titre. Combien de fois est-ce qu’un « nouveau » son s’est présenté ? Complètement nouveau ? Je ne dis pas que les chansons de cet album sont complètement nouvelles, ou différentes, ou qu’on n’a jamais rien entendu de tel, mais c’est un nouveau son pour moi. Je n’avais pas encore écrit toutes les pistes de l’album que je l’appelais déjà A New Sound. Je me disais : ça va être LE nouveau son. Il faut que cet album se fasse. Et puis j’aime bien les disques à l’ancienne, dans le style The Magnificent Ray Charles ou The Genius of Charlie Christian. J’aime bien les titres old school, un peu naïfs, comme ça.

Quand as-tu compris qu’il fallait que tu traces ta route ?

Ça flottait dans l’air. Tout seul dans ma tête, dès le début ou presque, je me disais : j’adore jouer en groupe mais le résultat musical n’est pas vraiment celui que je cherche. Au final, ça m’a plu et j’en ai de bons souvenirs, mais par rapport à ce que je voulais réaliser sur le plan musical, ce n’était que la pointe de l’iceberg. À mesure que le groupe progressait, j’espérais voir émerger le reste de l’iceberg. Et pour ça, il fallait probablement que je fasse un album tout seul, pour explorer les limites de ce que je cherche à créer. Quand on travaille en groupe, il faut faire des compromis. Et il n’y a aucun problème à ça. Très souvent, ça rend la musique nettement meilleure, parce qu’elle est validée par plusieurs personnes.

Mais dans certains cas, c’est plus intéressant de faire les choses tout seul, de contrôler tout le processus et de s’y absorber complètement, sans se demander quel thème, quel style ou quelle ambiance on est en train d’explorer. Si j’étais dans un groupe, je suis quasiment sûr que pour la majorité des chansons, on me dirait : non, c’est pas possible. C’est trop absurde, ou trop fleur bleue, ça va trop loin, c’est trop je ne sais quoi. Si mes chansons fonctionnent, c’est parce que j’ai pris beaucoup de risques. Quand on les écoute, ça marche et on a envie de dire : ça tient du miracle. Ça vaut vraiment la peine de prendre des risques. La meilleure musique, c’est celle où on entend la prise de risque. Celle qui tient, mais juste à un fil.

Grâce à Fernando Dotta, directeur du label brésilien Balaclava Records, tu es parti à São Paulo pour deux sessions improvisées. Comment les choses se sont-elles passées au Brésil ?

Super bien. Mais ce n’était pas vraiment improvisé, plutôt… inattendu. Ça s’est fait sur une impulsion. Enfin bon, j’avais envoyé les chansons à l’avance aux musiciens, donc ils connaissaient ma musique. Mais ça restait très risqué, parce que quand même, je suis allé dans un pays où je n’avais jamais mis les pieds pour rencontrer des musiciens que je ne connaissais pas, qui parlaient une langue que je ne comprenais pas, et je les rémunérais, en plus. Je me suis engagé à les payer avant de les entendre jouer… J’étais très fébrile, je me demandais comment ça allait se passer. Quand je leur ai envoyé les chansons, ils ont été enthousiastes. Et une fois sur place, dans le studio, on a joué des chansons en entier, et j’ai tout de suite compris qu’il n’y avait aucune raison de flipper. Ça a été une expérience très agréable. Nous avons enregistré quatre chansons pour l’album : Holy, Holy, Through a War, Terror et X.

En termes de son, penses-tu avoir atteint ton objectif ?

Oui. C’est la première fois que, entre le moment où j’écris, celui où on enregistre et celui où on écoute les chansons en studio, je me dis que ça s’améliore, ça se bonifie. Ce qui se passe d’habitude, c’est que tu as une idée de chanson, elle te plaît beaucoup, tu as de grandes ambitions pour elle. Tu la joues comme en rêve dans ta tête, elle est parfaite, sans défaut. Ensuite, tu apprends le morceau, tu l’enchaînes, et le temps d’arriver au moment où tu l’enregistres, souvent, tu as l’impression d’avoir perdu quelque chose. Il n’y a plus l’étincelle, il n’y a plus la magie. Ici, chaque détail a été soigné et il y a eu une grande discipline, tout le temps, de la part de tous les musiciens. Ils étaient très professionnels, ils demandaient sans cesse : quand je joue cet accord, tu préfères comme si ou comme ça, et sur ce passage, tu préfères ce feeling ou celui-là ? Ils voulaient toujours avoir mon avis.

Il y avait quand même une part d’improvisation ?

Beaucoup de petites choses ont été calées au dernier moment. On les a enregistrées cinq ou dix minutes seulement après en avoir parlé, on se disait : cool, ça sonne bien. On n’est pas toujours obligé de soigner les petites choses – à condition que les chansons soient plutôt simples. Mais quand on vise plus haut, quand on fait des morceaux plus complexes, comme ce qu’on jouait avec Black Midi, si trop d’éléments ne sont pas parfaitement clairs ou exactement en place, ça commence à se voir et ça peut nuire au résultat.

Geordie Greep © Yis Kid

Certaines chansons donnent l’impression d’être jouées pour la première fois. Comment l’expliques-tu ?

C’est tout le secret ! Les musiciens sont des virtuoses. Au moment de l’enregistrement, ils jouaient les morceaux pour la troisième ou quatrième fois seulement, parfois même pour la première fois. Par contre, ils suivaient strictement la partition et se concentraient au maximum pour la jouer correctement. Comme ils n’avaient pas beaucoup répété, forcément, ils faisaient quelques erreurs. Souvent, quand on a joué une chanson 50 ou 100 fois et qu’on se décide à l’enregistrer, on fonctionne tellement en pilote automatique que l’interprétation est de moins bonne qualité qu’au début, quand on se concentrait vraiment. Donc oui, c’est une combinaison de différentes choses, avec des musiciens expérimentés, mais qui découvrent les morceaux.

Il y a quelque chose de plutôt féministe dans tes paroles. Est-ce que c’est volontaire ?

Si ça s’entend, ça me fait plaisir, parce que je crois beaucoup à un principe classique : « Les actes avant les paroles ». Il y a tellement d’artistes ou de musiciens qui font de grandes déclarations, dans le genre : « On veut incarner telle ou telle idée dans notre musique, que tout le monde comprenne bien », qui prônent une morale en quelque sorte, mais qui n’ont en fait rien d’intéressant à dire sur le sujet ou qui ne se sentent pas sincèrement concernés. Sur cet album, j’ai voulu présenter des scénarios, des personnages, des situations et des environnements, plutôt dans l’idée de les laisser parler par eux-mêmes.

Parce qu’on vit dans un monde bizarre, non ? Surtout avec tous ces trucs extrêmes qui se sont complètement banalisés. Internet, Twitter et tous les mecs débiles qui influencent des millions d’ados. Avec tous ces types douteux qui se lâchent en ligne, on se demande s’il y a encore des êtres humains quelque part, tu vois ? Du coup, je n’avais pas envie d’en faire une grosse parodie. Je suis plutôt dans l’esprit : « C’est pathétique, c’est drôle, mais c’est aussi très triste, non ? » À chaque chanson, j’ai essayé de trouver l’équilibre : d’un côté on a de la peine pour la personne, et de l’autre on se dit : il dérape complètement là. Sans que ça sonne « donneur de leçons », non plus.

Les paroles de The Magician sont très tristes…

C’est vrai. À un moment, la chanson devient un peu plus abstraite, comme une synthèse de plusieurs chansons de l’album, qui sont plus rhétoriques et poétiques et ne racontent pas d’histoire en particulier. Il s’est passé la même chose avec la pochette de l’album : je suis tombé sur cette image et j’ai trouvé qu’elle résumait très bien ce type de désespoir. C’est une image brute, belle et forte, mais elle n’est ni méchante, ni agressive. Elle est à la fois sombre et drôle, sans second degré. Elle allait très bien avec la musique.

Comment sais-tu où poser les limites ?

Je ne le sais pas, je le sens. Ça ne se mesure pas complètement, parce que certaines chansons, il faut le reconnaître, si je les présentais à un groupe constitué ou à des gens qui travaillent ensemble, il y aurait sûrement deux ou trois choses qui les feraient tiquer, ils diraient « Non non non, ça va trop loin », ou « Tu ne peux pas faire ça ». Les gens sous-estiment le public. Le public est de ton côté. Il sait lire entre les lignes, il sait là où son cœur a envie d’aller. Donc je ne sais pas vraiment où sont mes limites, mais ça ne fait rien.

As-tu confiance en toi ?

Oui, je dirais que oui. Beaucoup de choses auraient pu aller de travers pendant la préparation de l’album. Le seul élément qui faisait tout tenir ensemble, c’était la confiance : je me disais qu’à la fin, ça allait marcher. Par exemple, les gens disent qu’il y a beaucoup de sons et de styles différents sur cet album. Comment être certain que ça va donner un vrai disque ? Quelque chose de cohérent ? Je n’ai pas forcément la réponse, mais je me suis fié à ma voix, et aux paroles, pour que l’album ait un fil conducteur assez puissant. Quand on fait de la musique et quand on le fait sérieusement, il faut avoir énormément confiance en soi. Sinon, on ne se lance jamais dans rien, non ? Mais je reconnais que c’est délicat.