Voilà, il est là. Mettant fin à une attente devenue interminable, les Cure ont déposé leur quatorzième album dans les bacs. Comblant tous les espoirs, le bien-nommé Songs of the Lost World porte la beauté effarante et désespérée des meilleurs disques des Anglais et vient se hisser très haut dans leur discographie en dents de scie. Annoncé trop tôt, après leur 40e anniversaire en 2018 pour une sortie en 2019, celui-ci fait table rase du mitigé 4:13 Dream, qui laissait la plupart des fans sur le carreau, et plonge droit dans la glorieuse période de Disintegration (1989). Les spécialistes ne seront pas surpris par ces morceaux de plus de 5 minutes, puisque six d’entre eux (Alone, A Fragile Thing, Endsong, I Can Never Say Goodbye, And Nothing Is Forever) ont été joués lors de leur tournée européenne de 2022, puis américaine de 2023 Shows of a Lost World.
Robert Smith a toujours laissé le temps au temps, laisser mûrir les compositions, sur scène y compris. C’est durant celui offert par le confinement que le songwriter a replongé dans ses propres démos écrites au cours de la décennie précédente, en a travaillé 13 et finalement gardé huit, sur les conseils avisés de tiers. Un disque entier de Robert Smith, ce n’était pas arrivé depuis l’album The Head on the Door en 1985. Ce nouvel album s’est structuré autour d’Alone, premier single sorti. « C’est le morceau qui a débloqué l’album, une fois enregistré, j’ai su que ce serait l’ouverture, et j’ai senti tout l’album se mettre en place, explique Smith. Je réfléchissais depuis un moment à la bonne phrase d’intro pour lui, illustrant l’idée « d’être seul » avec, toujours, ce sentiment tenace que je l’avais déjà en moi. Quand on a terminé l’enregistrement, je me suis souvenu du poème Dregs du poète anglais Ernest Christopher Dowson... Et c’est à ce moment-là que j’ai su que la chanson – et l’album – existaient vraiment. »
Le vers en question, « This is the end of all the songs man sings » (en français, « C’est la fin de toutes les chansons que l’homme chante) introduit une traversée de 49 minutes en clair-obscur sur la finitude de toutes les choses, de l’homme comme du monde, une odyssée dont on ressort transformé. Comme Pornography (1982), Disintegration (1989) ou Bloodflowers (2000), Songs of the Lost World est un monde en soi, duquel émane une tonalité puissante et singulière d’une grande cohérence, celle du désespoir. Les textures y sont étirées, les introductions à rallonge (la puissante marche funèbre Endsong), les percussions de Jason Cooper dantesques, les guitares distordues, plaintives mais aussi scintillantes, la basse de Simon Gallup hantée. Le rythme s’emballe parfois (les pop songs Drone Nodrone et All I Ever Am) pour aérer celui, globalement plus lent, qui exalte la tristesse d’un Smith à la voix immuable. Ses textes évoquent la mort, hier romantique, aujourd’hui réalité, la perte, la solitude.
« Je ne suis plus celui que j’étais lors du dernier album, et il fallait que cela se reflète », confie Smith dans l’interview/confession fleuve, très rare, donnée un mois avant la sortie et disponible sur la chaîne YouTube du groupe. Il revient sur la mort de ses proches durant la pandémie, un épisode paradoxal durant lequel le monde déclinait tandis que naissait ce disque. Il aborde aussi celle de son frère Richard, à qui il dédie la déchirante ballade I Can Never Say Goodbye, qu’ouvrent tout en retenue les claviers de Roger O’Donnell. La perte déborde jusque sur la pochette, un visage sculpté choisi instinctivement par Smith, par pure coïncidence, le jour de la mort de son auteur, l’artiste slovène Janez Pirnat, le 26 janvier 2021.
Enregistré aux Rockfield Studios au pays de Galles puis mixé et produit par Smith à son domicile, le dramatique Songs of A Lost World ouvre une série de trois albums, dont le second est « virtuellement achevé » et incorpore les cinq fameux morceaux écartés du premier. L’attente devrait être moins longue cette fois-ci.