Le violon, dont on trouve des formes variées tout autour du globe, naît dans sa version occidentale actuelle en Italie. Vivaldi, Corelli, Geminiani et plus tard Paganini sont les compositeurs qui donnèrent ses lettres de noblesse à l’instrument. Un art italien de toucher le violon fut ainsi enseigné par des compositeurs eux-mêmes violonistes. Cet art, qu’on appellera technique, est aussi parfois théorisé : Geminiani publie en 1751 la première méthode du genre, intitulée L’Art de jouer le violon, contenant les règles nécessaires à la perfection de cet instrument. Puis paraît la Méthode raisonnée pour apprendre à jouer du violon de Leopold Mozart en 1756. Plus proches de nous, des violonistes pédagogues forment les virtuoses dont les noms ornent les couvertures d’enregistrements devenus inoubliables : Leopold Auer, Fritz Kreisler, Pierre Baillot, Georges Enesco, Carl Flesch ou encore Jacques Thibaud. Fritz Kreisler fut d’ailleurs l’un des tout premiers violonistes à connaître un vif succès grâce à ses enregistrements.
Avec le temps, les musiciens se spécialisent et leurs fonctions – interprètes d’un côté, compositeurs de l’autre – sont moins poreuses. Mais leurs rapports sont étroits et c’est bien Joseph Joachim qui convainc Brahms d’écrire un concerto. Comme tous les concertos du XIXe siècle, cette partition repousse les possibilités techniques et timbrales de l’instrument. Après la Première Guerre mondiale, l’école française du violon commence à perdre du terrain. Son élégance raffinée cède peu à peu place à la puissante sensualité de l’école russe, et son vibrato si typique, à fleur de peau, s’éploie et gagne en rondeur. Quant à l’apprentissage, que ce soit sous l’Ancien Régime ou au XXe siècle, il commence très souvent en famille avant de se poursuivre auprès d’un professeur. Il n’y a pas de secret, tous les musiciens présentés ici sont tombés dedans quand ils étaient petits.
Zino Francescatti (1902-1991), le dernier Paganini
Dans le sillage de ses modèles Ysayë, Kreisler et Thibaud, Francescatti a cultivé un vibrato très « français » et un style racé, sans excès, mais avec toujours beaucoup de sentiment et un charme que la variété de coups d’archet vient constamment rehausser. Fils de violonistes, Zino Francescatti a exclusivement appris le violon avec ses parents, plus précisément auprès de son père qui fut l’élève de Camillo Sivori, lui-même élève de Niccolò Paganini. Francescatti est donc l’un des derniers héritiers de ce musicien mythique. Ne se présentant à aucun concours, il reste longtemps anonyme. Mais son interprétation du Premier Concerto de Pagagini – tiens donc – au Palais Garnier le fait connaître. Nous sommes en 1925 et Jacques Thibaud, l’incarnation du violon français, est dans la salle. Enthousiasmé par le talent du jeune homme, il l’encourage et n’est sans doute pas pour rien, l’année suivante, dans sa rencontre avec Maurice Ravel. Ce dernier l’engage pour sa tournée anglaise pendant laquelle ils créent Tzigane et Francescatti intègre le cercle d’amis du compositeur, à l’instar du pianiste Vlado Perlemuter.
C’est aux États-Unis qu’il grave la majeure partie de sa discographie. Il enregistre d’abord pour La Voix de son Maître dès 1922. La guerre ralentit ses activités qui reprennent en 1946 quand il signe chez Columbia avec la Symphonie espagnole de Lalo : André Cluytens est à la baguette et c’est le premier disque avec orchestre du violoniste qui s’y montre d’une grande majesté dans l’intégrale des enregistrements mono du chef réédité par Erato en 2017. Si son jeu ne manque pas de robustesse dans cette partition nourrie d’influences latines, il fait preuve avant tout d’une grande sensualité.
Viennent ensuite des enregistrements en sonate avec Robert Casadeus, son complice au piano. Dans la Sonate de Franck, ils adoptent un tempo assez lent d’un abandon délicieux. Merveilleux dans le répertoire français comme la Sonate de Debussy en témoigne aussi, le duo grave aussi une très belle intégrale des Sonates de Beethoven et nous embarque dans la dramaturgie orageuse du compositeur, illuminée par la sonorité de Francescatti d’une beauté égale. Soliste, il irradie de sérénité quels que soient les drames qui peuvent agiter l’orchestre. Ainsi, le Troisième Concerto de Camille Saint-Saëns, sous la direction d’Eugene Ormandy avec le Philadelphia Orchestra – le même programme a été enregistré avec Dmitri Mitropoulos et le New York Philharmonic –, est un modèle de maîtrise dans une œuvre qui exploite tous les ressorts de l’écriture brillante du concerto romantique. Hélas, son dernier concert paru chez Lyrinx n’a pas fait l’objet d’une réédition : il jouait à nouveau le Concerto de Saint-Saëns avec l’Orchestre philharmonique de New York et Pierre Boulez en 1975. La majeure partie de ses enregistrements chez Columbia subit encore le même sort.
Nathan Milstein (1903-1992), une impressionnante longévité
Nathan Milstein, à la sonorité noble et au jeu impétueux, est un des violonistes les plus enregistrés au monde. On dit que ses premières leçons de violon ne sont pas concluantes mais que Piotr Stoliarski – qui enseignera aussi à David Oïstrakh – le fait progresser de manière fulgurante, à tel point qu’il interprète le Concerto de Glazounov à l’âge de 10 ans. C’est le compositeur en personne qui dirige. En 1916, soit trois ans plus tard, Milstein est admis dans la prestigieuse classe de violon de Leopold Auer, au conservatoire de Saint-Pétersbourg. Ses condisciples s’appellent Jascha Heifetz, Tosha Seidel et Miron Polyakin, la fine fleur du violon en herbe. Et pas uniquement du violon car c’est avec Vladimir Horowitz qu’il part en tournée à travers l’Union soviétique. C’est en duo qu’ils créent en 1923 le Premier Concerto de Prokofiev et le Premier Concerto de Szymanowski. Et en 1925, ils quittent tous deux leur terre natale pour s’installer à Paris. Avec leur compatriote violoncelliste Piatigorsky, ils fondent un trio qui sera surnommé Les Trois Mousquetaires. Aucun de leurs concerts n’a malheureusement été enregistré… On peut se rattraper avec l’enregistrement la Troisième Sonate de Brahms – avec Horowitz au piano dans la seule œuvre qui échappa à leurs divergences – et le Double Concerto du même Brahms – Piatigorsky au violoncelle et Fritz Reiner à la baguette – pour se faire une idée de la fougue de ce trio. Un disque Naxos a rassemblé ces rares souvenirs d’une époque. Il contient aussi la Sonate « Le Printemps » de Beethoven avec le pianiste Artur Balsam. Enregistrée en 1950, elle n’était parue qu’aux États-Unis en 45-tours et en vinyle. C’est la fraîcheur spontanée de leur interprétation qui ouvre l’album.
Entamée dans les années 1930, l’ample discographie de Milstein compte également deux intégrales Bach (en 1955-56 pour Capitol-EMI puis en 1974 pour Deutsche Grammophon) et de formidables versions des grands concertos, notamment le Premier de Prokofiev, enregistré en 1960 avec Vladimir Golschmann. Milstein y fait preuve d’une énergie dévorante. Son Tchaïkovski, gravé en 1973 avec le Wiener Philharmoniker et Claudio Abbado, donne en outre le double plaisir d’entendre un soliste de 70 ans au sommet de sa forme et un chef qui façonne l’orchestre avec une science parfaite. Pas de sentimentalisme dégoulinant ici mais des lignes affûtées. Il joue aussi ses propres cadences, comme son Brahms dirigé par Eugen Jochum. Urgence et intensité sont les maîtres mots de cette interprétation. Deutsche Grammophon a réuni ces indispensables jalons de la carrière de Milstein dans une somme discographique qui donne aussi à entendre les transcriptions de cet infatigable musicien, sa Troisième Consolation de Liszt entre autres.
David Oïstrakh (1908-1974), le roi David
Soliste, chambriste et chef, David Oïstrakh a porté l’art du violon – et de l’alto – à un très haut degré de maîtrise. Sa sonorité, reconnaissable entre toutes, a inspiré à Miaskovski, Khatchatourian, Kabalevski et Prokofiev des œuvres majeures du répertoire. Élevé par un beau-père violoniste amateur et une mère choriste qui l’emmène souvent à l’opéra, David Oïstrakh apprend lui aussi le violon au conservatoire d’Odessa auprès du fameux Piotr Stoliarski. En 1923, son premier concert avec orchestre est baroque, mettant le Concerto en la mineur, BWV 1041 de Bach au programme. Mais c’est avec une œuvre contemporaine, le Premier Concerto de Prokofiev, qu’il remporte le concours de la ville d’Odessa en 1926. Oïstrakh conquiert Kiev avec le Concerto de Glazounov – lui aussi sous la direction du compositeur – puis Saint-Pétersbourg avec celui de Tchaïkovski. Après avoir été salué en Union soviétique par des personnalités comme Miron Polyakin, Piotr Stoliarski et Aram Khatchatourian, il séduit Jacques Thibaud, Josef Szigeti et Carl Flesch en 1937 au concours Ysaÿe de Bruxelles (futur concours Reine-Élisabeth).
Pendant la guerre, Oïstrakh est professeur au conservatoire de Moscou (outre son fils Igor, il y formera Gidon Kremer et Oleg Kagan). Et surtout, il fonde un trio avec le pianiste Lev Oborine et le violoncelliste Sviatoslav Knouchevitski. Leur Triple Concerto de Beethoven dirigé par Malcolm Sargent offre une vision très engagée de l’œuvre : si la conduite du chef britannique n’a pas le souffle plus immédiatement séduisant de celle de Karajan, elle empoigne la partition avec une passion communicative. La complicité des trois solistes est portée par des tempos rapides, typiques de Sargent. Cette interprétation, grandiose, est très éloignée de la clarté très perlée de l’enregistrement de Karajan qui réunit Oïstrakh, Richter et Rostropovitch. Les contrastes beethovéniens y sont mis en lumière d’une façon que la comparaison fait apparaître plus raffinée que tempétueuse.
L’Octuor de Schubert, enregistré à Moscou en 1955 avec la même équipe soviétique, élargie pour l’occasion au corniste Yakov Shapiro soliste de l’Orchestre de la radio soviétique, et au clarinettiste Vladimir Sorokine, est un témoignage fascinant d’une technique instrumentale typique.
Oïstrakh enregistre pour les labels Deutsche Grammophon, Decca, Philips, Westminster et bien sûr Melodiya, le label soviétique officiel. Il grave ainsi les Concertos que Chostakovitch lui dédie, en particulier le Premier avec le London Symphony Orchestra dirigé par Mitropoulos, et en public. La noirceur de cette musique devient incandescente sous les doigts du violoniste, particulièrement sa cadence. Oïstrakh dose la tension des partitions romantiques et plus modernistes du XXe siècle avec une conviction de tempérament et une richesse de couleurs qui parent ses interprétations d’une lumière et d’une chaleur sans pareil.
Ginette Neveu (1919-1949), l’étoile filante
Sa carrière, bien que tragiquement écourtée, a suivi une trajectoire singulière : de concours en enregistrements et de retransmissions radio en tournées internationales, ses succès « modernes » ont forgé une célébrité d’un genre nouveau.
Petite nièce de l’organiste et compositeur Charles-Marie Widor et fille d’une professeure de violon, Ginette Neveu avait tout pour devenir une musicienne accomplie. De fait, son apprentissage fut très rapide. Elle n’a pas 8 ans quand elle interprète à la salle Gaveau, à Paris, le Premier Concerto de Max Bruch avec l’Orchestre Colonne sous la direction de Gabriel Pierné. Elle travaille avec Line Talluel et Georges Enesco puis entre en 1930 au Conservatoire de Paris dans la classe de Jules Boucherit. Parallèlement, elle étudie la composition avec Nadia Boulanger. En 1931, Carl Flesch la remarque parmi les concurrents du Concours international de Vienne de 1931 et la prend parmi ses élèves à Londres en 1933. Non qu’elle ait encore véritablement besoin de cours – sa technique est parfaite et sa musicalité bien trempée – mais l’éminent violoniste pédagogue lui prodiguera ses conseils. Et grâce à son aide financière, Ginette Neveu peut se présenter au Concours international Henryk-Wieniawski de Varsovie en 1935. Elle en remporte le premier prix devant des candidats bien plus âgés qu’elle – David Oïstrakh (né, rappelons-le, en 1908) repart avec le deuxième prix.
Elle refuse de se produire en Allemagne pendant la guerre et préfère créer la Sonate de Poulenc, à Paris en 1943, et le Concerto d’Elizalde, à Bordeaux en 1944. Ses tournées reprennent après la guerre et c’est dans un accident d’avion qu’elle meurt au-dessus des Açores avec son frère, Jean Neveu. Ils formaient un très beau duo sur scène dont témoignent les Quatre Pièces de Josef Suk, redoutables miniatures mariant mélodies populaires et exercices de style dans un langage décapant.
Le jeu flamboyant de Ginette Neveu force l’admiration et lui permet d’enregistrer les concertos aux côtés des plus grands chefs : Roger Désormière, Issay Dobrowen et Hans Schmidt-Isserstedt dans Brahms, Hans Rosbaud dans Beethoven, Walter Süsskind dans Sibelius. Son legs discographique, une poignée d’heures de musique, est exemplaire.
Christian Ferras (1833-1982), l’enfance sacrifiée
Le succès de Christian Ferras est celui d’un musicien épanoui mais d’un homme malheureux. Sa vie lui a comme échappé, siphonnée par une carrière éclair très (trop ?) tôt commencée en raison de dispositions impressionnantes. La dépression le pousse à mettre fin à ses jours. Sa discographie, enregistrée en un peu moins de quatre décennies, présente quasiment tout le répertoire du violon. Christian Ferras, dont le père a suivi l’enseignement de Marcel Chailley, commence le violon à l’âge de 7 ans. Admis au conservatoire de Nice en 1941 dans la classe de Charles Bistesi, il est en quelque sorte à l’école belge puisque son professeur est un ancien élève de César Thomson et d’Eugène Ysaÿe.
Ferras ne chôme pas. Entré à 11 ans au conservatoire de Paris, il en sort deux ans plus tard couronné d’un premier prix. Entre-temps, il a déjà brûlé les planches en Europe. À 15 ans, en 1948, il remporte le premier prix au Concours international de Scheveningen que préside Yehudi Menuhin et dont il est le plus jeune participant. Bien que sa carrière soit déjà lancée, il continue de prendre des cours. Il travaille ainsi avec Boris Kamensky, violoniste à la cour du tsar installé à Paris après la révolution d’Octobre, et Georges Enesco. Il joue les concertos du répertoire sous la direction de très grands musiciens : Brahms et Beethoven avec le Berliner Philharmoniker sous la direction de Karl Böhm ; Brahms encore, avec l’Orchestre philharmonique de Vienne dirigé par Carl Schuricht ; avec Karajan à Vienne ; avec Charles Münch aux États-Unis.
Certaines de ces prestations sont enregistrées par Decca, comme le Concerto d’Elizalde. Le Concerto pour deux violons de Bach avec Yehudi Menuhin est gravé par EMI, ainsi que le Concerto de Chausson, avec le pianiste Pierre Barbizet et le Quatuor Parrenin, et l’intégrale des Sonates de Beethoven, encore avec Barbizet. Puis il rejoint Deutsche Grammophon en 1964 pour un cycle d’enregistrements de Concertos avec Karajan et de musique de chambre, toujours avec Pierre Barbizet. Sa sonorité chaleureuse et sa technique impeccable sont les caractéristiques d’un engagement viscéral. Son jeu opère la synthèse du violon français et d’une approche plus orientale dans le soin du son.