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Isabelle Faust (née en 1972), chambriste avant tout
Une fois n’est pas coutume, c’est par l’écoute et la pratique du quatuor qu’Isabelle Faust a commencé son apprentissage du violon et même, plus généralement, de la musique. Les parents Faust, qui jouent en quatuor chaque semaine, mettent très vite leurs enfants, Isabelle et frère, au diapason. Avec deux autres enfants du voisinage, ils montent un quatuor qui, à force d’exercice, remporte des prix internationaux.
Devenue une violoniste professionnelle distinguée, Isabelle Faust, qui aborde tous les répertoires, a constitué une discographie à l’image de ses goûts sans frontières : du Concerto funèbre de Hartmann pour ECM aux œuvres de Bach. Quelle que soit l’époque abordée, Isabelle Faust renseigne son interprétation. Dans le répertoire baroque, cet intérêt pour l’histoire l’a conduite à enregistrer Bach sur des cordes en boyau. Mais pas seulement. La trilogie Schumann, où elle apparaît avec Alexander Melkinov et Jean-Guihen Queyras, procède de la même démarche et présente les trois trios pour violon, violoncelle et piano en regard des trois concertos que Schumann composa respectivement pour ces trois instruments. Enregistrée sur instruments d’époque avec le Freiburger Barockorchester, cette aventure illumine ces partitions et balaie l’idée selon laquelle elles seraient embrouillées et maladroites. Soliste, Isabelle Faust est une chambriste accomplie. Non contents de combler une lacune discographique, Faust et Melnikov s’amusent dans les Six Sonates progressives de Carl Maria von Weber. Il y a beaucoup de malice dans le dialogue des deux musiciens et on prend beaucoup de plaisir à la variété des timbres dont le violon et le pianoforte enrichissent le discours.
Sur instrument moderne, Faust suit une approche toujours soucieuse du geste d’époque. L’intégrale des Sonates de Beethoven, sans tonitruance, s’applique à respecter l’esprit et la lettre du compositeur. Elle consulte les manuscrits afin d’entrer dans la fabrique de l’œuvre et l’interpréter en conscience. C’est ce qui lui permet de graver de très beaux Concertos de Bartók, Jolivet, Martinů ainsi que du Concerto à la mémoire d’un ange de Berg. Enregistré avec celui de Beethoven – comme le fit Christian Ferras – sous la direction de Claudio Abbado, le violon d’Isabelle Faust émerge de l’orchestre telle une voix rédemptrice.
Vadim Gluzman (né en 1973), la sobriété éclatante
Né dans la ville d’Ukraine du pianiste Sviatoslav Richter (Jytomyr), Vadim Gluzman est un enfant de la balle : son père est chef d’orchestre et sa mère musicologue. Il commence donc à apprendre le violon en Russie mais sa famille émigre en Israël. C’est là qu’une heureuse rencontre imprime un tournant à sa vie musicale.
Entendant parler d’un concours présidé par Isaac Stern à Jérusalem où il étudie avec Yair Kless, il demande à rencontrer le maître… et obtient d’être auditionné ! Ce hasard lui vaut une bourse car l’audition est brillamment concluante. Son nouveau cursus le conduit aux États-Unis, notamment auprès de Dorothy DeLay. Lui qui n’a jusque-là travaillé que des pièces solistes intègre la pratique de la musique de chambre à son quotidien. Sa sonorité en fait un héritier de la tradition russe. D’ailleurs, il joue le stradivarius de Leopold Auer et interprète avec chaleur et naturel les grands concertos des compositeurs comme Glazounov et Prokofiev. Inébranlable, il respire avec une aisance confondante que met en évidence l’économie de ses gestes. Son chant, pur souffle, décuple la puissance les pièces pour violon seul de Bach, Ysaÿe ou encore Lera Auerbach.
Gluzman défend en effet ardemment le répertoire contemporain, seul ou avec sa complice Angela Yoffe au piano. Sa discographie, tout entière éditée chez BIS, s’en fait l’écho et égrène les noms de Bennett, Gubaïdoulina, Pärt, Schnittke, Vasks, Kancheli et Daugherty. Défricheur de partitions rares, Gluzman anime tout ce qu’il joue grâce à la plénitude de sa sonorité et sa joie qui, malgré son apparente retenue, irradie !
Patricia Kopatchinskaja (née en 1977), la violoniste aux pieds nus
Impossible n’est pas Patricia Kopatchinskaja. Le violon ne semble pas connaître de limites sonores entre ses mains. Immatériel de transparence, la seconde d’après sauvagement grinçant, son jeu sans limite semble ignorer les difficultés techniques.
Dès l’âge de 6 ans, elle étudie le violon avec Michaela Schlögl, une élève de… David Oïstrakh. Son jeu exubérant, désinhibé et plein de vie est le fruit d’une appropriation personnelle de l’école Oïstrakh, la folie en plus. Celle qui a aussi étudié la composition et s’est passionnée pour la Seconde École de Vienne n’hésite pas à lâcher le violon pour donner de la voix, en sprechgesang, dans Pierrot lunaire de Schönberg ! Elle vocalise aussi dans Living Room Music de John Cage, Das Kleine Irgendwas de Heinz Holliger ou encore dans sa cadence du Concerto de György Ligeti avec Simon Rattle et le Berliner Philharmoniker. Sa discographie est aussi éclectique que ses concerts, qu’elle enregistre pour Naïve, Sony, Audite ou Alpha. Chaque album est un monde en soi, qui traverse le répertoire de part en part, « classiques » et pièces traditionnelles voisinant avec évidence, comme dans Rapsodia, un album enregistré avec son père, grand cymbaliste. Le duo qu’elle forme avec le pianiste Fazil Say, également très fécond, fait également fi des frontières génériques. Et quand son chemin croise celui de Teodor Currentzis, un autre énergumène du milieu classique, tous deux donnent naissance pour Sony à un album dont le programme en apparence conventionnel décape nos oreilles : Kopatchinskaja transfigure le Concerto de Tchaïkovski avant que Currentzis ne célèbre des Noces d’une russité aussi authentique qu’inouïe.
De son violon elle exploite tout le grain, du gras des cordes et ses scories savoureuses aux nuances les plus subtiles. Guidée par son instinct, elle habite tellement ses interprétations qu’elle tient ses auditeurs en haleine et fait de n’importe quelle partition une œuvre proche de nous.
Janine Jansen (née en 1978), le charisme spontané
Née aux Pays-Bas, Janine Jansen a grandi dans une maison où l’on joue Bach, entre un père claveciniste et organiste, une mère chanteuse, un frère violoncelliste, un autre également claviériste. En outre, le pays abrite une tradition baroque extrêmement vivante dont Ton Koopman et Frans Brüggen sont deux pionniers majeurs.
Fidèle à l’esthétique des œuvres interprétées, Janine Jansen déploie avant tout une noblesse sonore singulière. Dans le répertoire baroque, son approche est stylistique, pas historique. Son geste se nourrit de la technique d’archet idoine mais ne cherche pas la restitution. Sa discographie peut paraître mainstream de prime abord. Chez Decca, pour qui elle enregistre désormais exclusivement, on trouve les Concertos de Beethoven, Brahms – où d’aucuns se souviendront de la sonorité naturellement princière de Milstein – Bruch, Mendelssohn, Les Quatre Saisons de Vivaldi, les Concertos de Bach et une sélection d’œuvres pour violon seul. Aux côtés de ces incontournables, elle a aussi gravé Britten et Bartók, des sonates de Prokofiev et un disque de musique de chambre avec La Nuit transfigurée de Schönberg avec le Quintette à cordes de Schubert. Ce catalogue est le fruit du travail d’une musicienne qui repense sa technique selon le répertoire qu’elle aborde. Car façonner l’atmosphère noire du romantisme tellurique de Brahms d’un côté et restituer la richesse harmonique et la complexité des textures de Debussy de l’autre n’exigent pas le même travail d’archet. Et Janine Jansen remet chaque fois l’archet sur le violon avec intelligence.
Vilde Frang (née en 1986), le violon comme elle respire
Elle joue avec les Wiener et Berliner Philharmoniker, le London Symphony Orchestra, le Concertgebouw, ou encore les orchestres de la Tonhalle de Zurich, du Gewandhaus de Leipzig et de Cleveland. Elle a aussi conquis Bernard Haitink, Manfred Honeck, Mariss Jansons, Herbert Blomstedt, Vladimir Jurowski, Christoph Eschenbach, Esa-Pekka Salonen, Yuri Temirkanov... Cet impressionnant curriculum est celui d’une musicienne pour qui le son de son violon est une seconde peau.
Née en Norvège un 19 août, comme son idole le violoniste et compositeur roumain George Enesco, Vilde Frang construit chez Warner Classics un catalogue exigeant où son amour pour la musique du XXe siècle se communique avec passion. La violoniste ne cherche pas à plaire. Si pourtant elle y parvient, c’est qu’elle a quelque chose à dire sur les œuvres qu’elle se choisit. Elle garde Brahms pour plus tard – la discographie de son concerto est déjà suffisamment copieuse. En attendant, elle nous gratifie de sa manière si habitée, si dévouée d’interpréter Bartók, Enesco ou Nielsen. Sa vision très romantique de ces partitions et ses interprétations enflammées nous les rendent immédiatement irrésistibles. Son éloquence extravertie sert également à merveille Korngold et son concerto postromantique, héritier d’un Richard Strauss. Dans Britten, Frang est tout aussi théâtrale que précédemment mais elle soigne avec beaucoup de sensibilité le lyrisme sophistiqué et le langage plus franchement moderniste du compositeur anglais.
Frang joue avec spontanéité et franchise et laisse son instinct et sa sincérité guider ses choix. Tous récompensés, ses enregistrements conjuguent le talent d’une très grande musicienne avec la vision d’une mélomane passionnée.