Michael Jackson n’était pas l’artiste d’un genre, mais plutôt un genre à lui seul. Un peu pop, un peu soul, un peu rock, un peu disco, un peu funk, il incarnait le cliché d’un Jekyll & Hyde, showman qui tue côté pile, prisonnier des démons d’une solitude et d’un mal-être implacable côté face. Au sommet du mystère Michael trône toujours et encore la même œuvre : Thriller. Disque de tous les records (66 millions d’exemplaires ! Album le plus vendu de tous les temps !), c’est aussi le premier à être indissociable de ses clips. Avec Thriller, qui paraît le 30 novembre 1982 et se place à la première place des charts US le 26 février 1983, la star devient une superstar irréelle et la pop music ne sera plus jamais tout à fait la même… En ce début de décennie 80, le disco, qui régnait encore quelques années plus tôt et infiltrait son groovy Off the Wall (1979), n’est plus en odeur de sainteté. D’où son envie de trouver un autre son. Une autre identité musicale. Mais aussi de fédérer les publics. Tous les publics. Noirs comme blancs. En cela, Thriller sera le premier disque adoré par la planète entière. Et même au-delà…
Début 1982, le septième des neuf enfants Jackson n’a que 23 ans mais déjà un CV à rallonge. Elevé par une mère témoin de Jehova et un père musicien de seconde zone, véritable tyran domestique dégainant insultes, coups et humiliations en tous genres, Little Michael n’a pas encore soufflé ses dix bougies lorsque, avec ses frères, il irradie les oreilles de Berry Gordy, cerveau du label Motown. En quelques mois, il devient la coqueluche du public : voix totalement maîtrisée, sens du rythme époustouflant, danseur hors pair, l’entertainment est déjà dans l’ADN de ce môme qui trouve dans ce succès précoce l’échappatoire à la maltraitance paternelle. I Want You Back, ABC, The Love You Save, I’ll Be There, les tubes des Jackson 5 s’enchaînent et l’écurie Motown lance même parallèlement la carrière solo du futur roi de la pop en publiant son premier disque en 1972, Got to Be There.
Une bataille juridique entre le père des enfants Jackson et le boss de Motown pousse le groupe à quitter l’écurie de Detroit pour signer chez Epic. C’est sur ce label qu’en août 1979, Michael sort Off the Wall. Avec ce disque, il entame enfin sa seconde vie et cesse d’être le petit prodige de chez Motown encadré par ses aînés. L’opus, visionnaire au possible, démontre tout son potentiel. Ecriture exemplaire, souplesse vocale, maîtrise des sons, Off the Wall propose déjà un éclectisme précurseur dans la diversité des styles (funk, disco, pop). Entre les mains de Bambi et du producteur Quincy Jones, ce funk torride, cette soul de dancefloor, ce disco champagne et cette pop enchantée fusionnent.
Mais s’il ne fallait en garder qu’un, tous hurleraient Thriller. Pour ce disque qui paraît la même année que naît le Compact-Disc, Michael Jackson fait à nouveau équipe avec Quincy Jones. L’ère est alors à la montée en puissance de la jeune chaîne MTV (qui n’a qu’un an d’existence) et Bambi rêve aussi bien de toucher les fans de funk que de rock et de pop. Mais l’album deviendra ce que l’on sait car il réunit avant tout des chansons fortes et parfaites. Comme le rabâchera Quincy par la suite : « Si un album atteint la première place, c’est qu’au départ, ses chansons sont parfaites ! » Insistant sur le rôle de l’ingénieur du son Bruce Swedien et du songwriter Rod Temperton, qui avait déjà participé à Off the Wall, le producteur déclarera au magazine Rolling Stone en 2009 : « Michael n’a pas créé Thriller. Il faut une équipe complète pour faire un album. Il a écrit quatre chansons et a chanté à la perfection mais il ne l’a pas conçu. Ce n’est pas comme ça qu’on fait un album. » Le point de départ cette aventure s’intitule The Girl Is Mine, le duo avec Paul McCartney qui sort en single le 18 octobre 1982, un bon mois avant l’album. En unissant à nouveau ses forces avec l’ex-Beatle, Michael Jackson montre la voie. Briser encore plus les frontières entre communautés, tendre des ponts entre Amérique et Europe et flouter les limites entre les genres musicaux, le label Epic, comme toute l’équipe impliquée, comprend que l’œuvre qui va naître ne sera pas comme les autres.
Pour faire le trait d’union avec Off the Wall, Wanna Be Startin’ Somethin’ ouvre logiquement Thriller. Avec son sample du Soul Makossa de Manu Dibango (le saxophoniste camerounais ne réclamera des royalties qu’en 2008), c’est l’uppercut de groove parfait pour combler les fans de toujours de Michael. Mais les paroles sont pourtant déjà moins lisses que par le passé, montrant que la jeune star s’est endurcie et affranchie de son statut d’enfant-artiste. Evidemment, le cœur de la centrale nucléaire reste l’enchaînement des trois chansons majeures du disque : Thriller, Beat It et Billie Jean. Portes qui grincent, cris de loups-garous, longue intro instrumentale (la voix de Michael n’arrive qu’à une minute) et monologue de la star des films d’horreur des années 50, 60 et 70 Vincent Price, la chanson Thriller reste un must de la culture pop. Avec un solo de guitare pyrotechnique signé Eddie Van Halen (qui, selon la légende, aurait fait cramer les enceintes du studio pendant l’enregistrement), Beat It est lui un implacable rock ultra-rythmé ; un souhait de Quincy Jones qui rêvait de placer au cœur de l’album une chanson ressemblant au My Sharona (1979) du groupe The Knack. Quant à Billie Jean, LE tube fédérateur de Thriller, il revient sur les anecdotes de groupies vécues par Michael et ses frères du temps des Jackson 5…
En plus d’être une saga musicale cinq étoiles, Thriller est aussi le premier album à être indissociable de ses clips. Impossible de fredonner Thriller, Beat It et Billie Jean sans avoir en tête toutes ces images. Des vidéos gaulées comme des blockbusters, chose inédite alors en 1982. Comme pour celle du single Thriller où Michael Jackson se paye le réalisateur du Loup-garou de Londres, John Landis. Le clip de 13 minutes 40 sera diffusé le 2 décembre 1983, presque un an après la sortie de l’album, et plus d’un million de cassettes VHS se vendront dans la foulée, relançant les ventes de Thriller qui battait déjà tous les records. Pour Beat It, réalisée par Bob Giraldi, le danseur Michael Peters signe avec Jackson une chorégraphie de guerre de gang (des membres des Crips et des Bloods sont dans le casting) qui rappelle aux anciens celle de la comédie musicale West Side Story entre les Jets et les Sharks. Enfin, celle de Billie Jean est la première d’un artiste afro-américain diffusée en boucle sur MTV, alors plutôt considérée comme une chaîne « rock et blanche ». Walter Yetnikoff, patron de CBS, avait en fait menacé MTV de divulguer à la presse leurs réticences à faire tourner en boucle la vidéo d’un chanteur noir. Une anecdote de plus dans le séisme provoqué par Thriller… Billie Jean entre aussi dans l’histoire comme l’acte de naissance du moonwalk, danse estampillée « 100 % Michael » qui, elle aussi, influencera des hordes de chorégraphes et de breakdancers…
Cinq ans plus tard, le tandem Michael/Quincy fera à nouveau sauter la banque avec l’album Bad publié le 31 août 1987. Mais dans l’inconscient collectif comme dans la culture pop, Thriller reste encore aujourd’hui le disque totalement à part. L’ovni qui a tout changé. Dans ses excès ou son orfèvrerie, pour ce qu’il a représenté et représente encore aujourd’hui et pour l’influence qu’il continue à avoir sur les musiciens aux quatre coins du monde, ce sixième album solo du roi de la pop peut continuer à couler des jours heureux au sommet du panthéon de l’histoire de la musique populaire.