A l’occasion de la parution chez Pentatone de son album-récital Schubert: Ländler, Pierre-Laurent Aimard a accepté de répondre à nos questions lors d’un entretien téléphonique. Nous avons eu le plaisir de découvrir un homme d’une très grande courtoisie, au verbe précis et à la pensée riche. L’occasion pour celui qu’on avait d’abord vu s’épanouir dans les écritures contemporaines de revenir sur son rapport à l’intimité, sa vision du rôle de l’interprète, ou son amour pour l’enseignement.
C’est la toute première fois que vous consacrez un disque à Schubert. Quel élan vous a porté vers ce compositeur ?
L’idée est venue pendant la pandémie où nous étions privés de scène, avec très peu de contact social. C’est donc naturellement que je me suis tourné vers des types de musique qui ne sont pas du tout scéniques, mais plutôt de l’ordre de l’intimité et de petite dimension. La musique de Schubert a été l’une de celles qui m’ont nourri à ce moment-là.
Vous aviez déjà abordé le répertoire romantique sur de précédents disques. Pourquoi Schubert est-il arrivé sur le tard dans votre discographie, pourtant déjà prolifique?
D’abord, il faut nuancer, Schubert n’est pas exactement romantique : il se situe à la jonction entre classicisme et romantisme. Ensuite, c’est pour une raison très simple : je crois que lorsqu’on monte sur scène, on obéit à des nécessités intérieures bien sûr, mais on essaye également de faire œuvre utile quelque part, de répondre aux interrogations de ceux à qui on s’adresse, à savoir le public. Dans la mesure où les répertoires classique ou romantique sont extrêmement bien servis en concert, ça n’a jamais vraiment été une priorité pour moi. Jusqu’ici, je suis plutôt allé, surtout pour l’enregistrement qui fixe quelque chose, vers des répertoires où il me semblait que j’apportais une pierre plus constructive. Notamment dans les musiques contemporaines récentes qui étaient beaucoup moins courues.
Vous parliez du sentiment d’intimité qui émane de ces pièces. C’est une notion que vous évoquez également dans le livret d’album.
Schubert est un compositeur de l’intime. C’est un maître du jardin secret. On vit dans une société extrêmement exhibitionniste, où le voyeurisme est tous azimuts, où tout se communique tout le temps et où la sphère privée est réduite à extrêmement peu de choses. Par conséquent, c’était important pour moi de revenir à des valeurs éloignées de celles du monde du show-business dans lequel nous vivons.
Les œuvres présentées dans ce disque sont des formats plutôt courts, ramassés, presque fragmentaires. Quel défi cela représente pour l’interprète de travailler sur de telles miniatures ?
Celui de l’immédiateté. Parce que Schubert n’est pas moins profond ou subtil que dans d’autres œuvres, mais ici, on plonge au cœur de l’humain en une trentaine de secondes et on n’a pas le temps de se laisser porter par la pièce. Il faut immédiatement être au cœur du calice, en quelque sorte.
L’album contient aussi bien des pièces du Schubert adolescent que des œuvres de maturité. Y a-t-il une période qui a votre préférence ?
Ce qui m’intéresse, c’est la multiplicité, c’est ce que j’ai essayé de représenter dans ce choix : qu’il y ait des musiques parfois presque superficielles et à d’autres moments des musiques infiniment profondes. Des musiques séduisantes dans certains cas et au contraire dépouillées dans d’autres. Des pièces d’humeur très légères, d’autres d’une nostalgie poignante. Et ainsi de suite. C’est Schubert en tant qu’humain qui m’intéresse, mais l’humain qu’il reflète dans toute sa multiplicité. J’ai donc joué dans la sélection et dans l’ordre donné aux pièces pour qu’il y ait en quelque sorte un parcours extrêmement multiple, où l’on saute parfois du trivial au sublime, parfois de l’intérieur au très factuel, etc..
Pour cet enregistrement, vous avez choisi un piano Steinway, l’op. 353 018, qui a un historique particulier : on suppose qu’il a été joué par Emil Gilels, Sviatoslav Richter ou György Cziffra. Quel toucher et quelles sonorités spécifiques cet instrument a-t-il à offrir ?
Ce choix est lié à mon partenariat de très longue date avec Stefan Knüpfer, le technicien de piano que le documentaire Pianomania avait si bien mis en scène. J’ai fait un très grand nombre de mes enregistrements avec lui depuis le début. À chaque fois, on s’interroge sur les bons choix à effectuer, les bons instruments, les bons réglages, les bonnes acoustiques, les bons lieux d’enregistrement, de façon que la configuration générale corresponde au répertoire. Peu importe le toucher de l’instrument : ce qui prime, c’est l’univers sonore. Mais dans ce cas, il faut que ce soit un potentiel sonore qui ait assez de sensibilité, assez de capacité de chant, de paroles, de couleurs, pour refléter les différentes inflexions du sentiment, et suffisamment de chaleur pour pouvoir servir un répertoire aussi spécifique. C’est ce que nous avons cherché ensemble.
Très jeune, vous avez fait la connaissance de grandes figures de la musique contemporaine telles qu’Olivier Messiaen ou György Kurtag. Dans quelle mesure ces rencontres ont infléchi votre parcours artistique au début de votre formation ?
Ce n’était pas seulement au début de ma formation ! Cela a toujours été un mode de vie depuis l’origine, celui que je m’étais fixé parce qu’il a donné son sens à ma vie. La dimension artistique peut nous nourrir amplement si, je crois, nous essayons de nous rapprocher au maximum de sa dimension créatrice. Avoir un contact constant avec des créateurs est ce qui m’a toujours fait respirer artistiquement. Cela a effectivement commencé à un jeune âge, puisque j’ai eu le privilège de rencontrer Messiaen lorsque j’avais 12 ans. Mais je n’ai jamais cessé de renouveler – même si je pense avoir toujours été très loyal – et d’enrichir mes découvertes avec les nouvelles forces créatrices des compositeurs qui pouvaient éclairer mon chemin, et pour lesquels il me semblait que je pouvais apporter quelque chose de fructueux.
Vous avez créé de nombreuses œuvres en première mondiale. Comment aborde-t-on un tel exercice, lorsqu’il n’existe pas de référence sur laquelle s’appuyer (ou dont il faudrait se distancer) ?
Si une œuvre est vraiment très novatrice, qu’elle renouvelle vraiment les modes de pensée ou d’écoute, alors on n’a aucun a priori, on ne sait pas comment on va faire. C’est pour moi ce qui est le plus intéressant et captivant. On est disponible et on essaye de s’adapter pour saisir l’univers créatif d’un compositeur ou d’une compositrice et pour y apporter ses forces de la façon la plus ouverte possible. On doit se remettre en question à chaque reprise, on doit découvrir soi-même des capacités sur lesquelles l’œuvre vous éclaire après coup. C’est un travail d’ambassadeur en quelque sorte, ou d’interprète. Pour moi, le véritable travail de l’interprète est de faire le choix des personnes avec lesquelles on collabore, le choix des œuvres, et ensuite de trouver les bonnes stratégies pour convaincre, pour partager ce que l’on a découvert. C’est une façon de mener une existence. C’est comme ça que j’ai mené la mienne et que je continue de la mener. C’est ce qui me me donne le plus de flamme dans la vie. Je viens de créer une nouvelle pièce concertante pour piano et orchestre de Clara Iannotta, et c’était aussi désarçonnant que je le souhaitais, depuis les premières rencontres jusqu’à la création elle-même. C’est l’essence-même de la vie : on ne peut jamais la prévoir, on est toujours surpris par elle et on s’adapte. Et ça sera sans doute la même chose en octobre prochain, quand je jouerai pour la première fois une œuvre de Mark Andre pour piano et électronique, qui, je pense, réservera encore beaucoup de surprises et c’est tant mieux. C’est comme ça que la vie est intéressante.
Vous êtes tantôt récitaliste, tantôt soliste. Votre état d’esprit change-t-il en fonction des configurations ?
Pour moi, ce ne sont pas du tout des activités différentes. Je me définis comme musicien, et depuis le départ, j’ai souhaité organiser une vie qui ait des facettes différentes pour réaliser toutes ces dimensions de la pratique musicale. Cette année par exemple, je vais participer à un projet qui se tiendra à Berlin, en hommage à Charles Ives pour le 150ᵉ anniversaire de sa naissance. Pour l’occasion, il y aura un concert avec orchestre, un récital de piano, et une soirée de lieder avec Anna Prohaska, que je vais répéter tout à l’heure. Mais voyez-vous, ce ne sont pas trois activités : celle de l’accompagnateur, celle du récitaliste ou celle du soliste avec orchestre. Ce sont des outils qu’on se donne pour essayer de se réaliser musicalement. Je n’ai pas non plus l’impression que je fais un travail très différent lorsque j’enseigne à mes élèves. Ce sont différentes façons d’essayer de mener une existence riche.
Justement, parlons d’enseignement : vous avez tenu la chaire de Création artistique au Collègue de France en 2008-2009, et vous êtes également professeur au CNSM de Paris et à la Hochschule für Musik de Cologne. Que tirez-vous de vos activités de pédagogue ?
C’est essentiel dans l’existence. Sentir les transformations permanentes du temps sur nous, transmettre et se confronter à d’autres générations en s’interrogeant sur la façon de laisser un legs, c’est très intéressant et à mon sens, c’est indispensable pour saisir de quoi nous sommes faits. Pour moi, c’est vraiment merveilleux de voir que, par exemple, il y a des personnes que j’ai formées comme Lorenzo Soulès ou Fabian Müller qui sont très actives tout aussi bien dans les musiques actuelles que dans des répertoires plus anciens. Je suis très heureux de constater qu’il y a des personnes ouvertes d’esprit et cultivées pour réfléchir aux différents styles et aux différentes façons de se positionner dans la société musicale. Il y a aussi le plaisir de partager des concerts avec eux comme avec Lorenzo en France pour le festival d’Orléans, ou avec Fabian en Allemagne à plusieurs reprises, avec d’autres anciens étudiants également.
Vous avez été l’interprète privilégié pendant plus de vingt ans de György Ligeti, dont nous commémorions l’an dernier le centenaire de naissance. Que retenez-vous de vos années de collaboration avec lui ?
Un émerveillement devant une telle dimension artistique et créative, devant un tel esprit d’indépendance, devant une fantaisie que je dirais aussi débridée que maîtrisée ! Une fantaisie galopante et en même temps admirablement ordonnée dans son artisanat. Je retiens également le privilège extraordinaire d’avoir été le pianiste de prédilection d’une personne aussi inspirante. Et puis une responsabilité heureuse de transmettre ce que j’ai connu à ses côtés. C’est ce que j’essaie de faire à travers l’enseignement, mes exécutions, le site interactif que j’ai monté avec le Klavier-Festival Ruhr, ou la future édition de ses Études que je prépare en ce moment avec le musicologue Tobias Bleek.