Il faut se remettre en situation pour bien comprendre la place singulière que tient dans la carrière du pianiste ce concert hallucinant dont The Old Country vient en quelque sorte raviver la légende. En ce début des années 90, Keith Jarrett, à l’aube de ses 50 ans, est au sommet de sa gloire et de sa créativité. Cela fait une dizaine d’années que, en compagnie du contrebassiste Gary Peacock et du batteur Jack DeJohnette, il s’applique à révolutionner l’esthétique du trio à travers une lecture novatrice du répertoire des standards (cf. Bye Bye Blackbird paru en 1993). Ses grands récitals lyriques de piano solo, débutés dans les années 70, remplissent désormais de foules extatiques les salles de spectacle les plus prestigieuses du monde (cf. Paris Concert, Vienna Concert, ou encore La Scala).
C’est dans ce contexte de starification en cours que, dès sa publication en 1994 At the Deer Head Inn apparut comme une sorte d’échappée belle dans la riche discographie du pianiste. Non seulement Jarrett s’y produisait dans un obscur club de jazz du fin fond de la Pennsylvanie, le Deer Head Inn – rapidement révélé comme le lieu de ses premiers engagements professionnels en 1962. Mais, rompant avec plus de dix années de fidélité envers son fameux « standard trio », le pianiste se présentait à la tête d’une formation parfaitement inédite, associant à son contrebassiste attitré Gary Peacock le batteur Paul Motian, partenaire historique de son légendaire trio de la fin des années 60 avec Charlie Haden à la contrebasse (Life Between the Exit Signs), puis du fameux « quartet américain » (avec Dewey Redman au saxophone,) qui, en se dissolvant en octobre 1976 suite à l’enregistrement de Byablue et Bop-be, mit fin à leur collaboration.
Ce 16 septembre 1992, il régnait donc une atmosphère très particulière de retrouvailles dans l’intimité d’un club chargé d’histoires personnelles et dans le contexte d’un groupe à la fois inédit dans sa configuration et paradoxalement composé de compagnons de longue date ayant marqué différentes époques de son avènement. Pour célébrer à sa manière le départ à la retraite des propriétaires historiques du Deer Head Inn et leur témoigner de sa fidélité, Keith Jarrett se lança sans filet et en totale confiance dans ce concert stupéfiant d’inspiration, de spontanéité et de concentration émotionnelle. At the Deer Head Inn, il y a trente ans, nous en avait offert un premier aperçu saisissant. The Old Country vient confirmer aujourd’hui le caractère exceptionnel de ce moment littéralement suspendu.
Sur un répertoire de standards (Everything I Love et All of You de Cole Porter, Straight No Chaser de Thelonious Monk, I Fall in Love Too Easily de Jule Styne, Someday My Prince Will Come de Frank Churchill, How Long Has This Been Going On de Gershwin, Golden Earrings de Victor Young et The Old Country de Nat Adderley), les trois musiciens, en état de grâce et faisant preuve d’une forme de complicité télépathique hallucinante, retrouvent dans cette sorte de parenthèse enchantée l’essence même du jazz – musique par excellence de l’instant et du partage.
Porté par le lyrisme abstrait de la batterie gestuelle et chorégraphique de Motian, entrant dans d’intenses dialogues instantanés avec la contrebasse digressive de Peacock, Keith Jarrett, avec cette liberté formelle toujours induite par un sens inné du chant et de la vocalité, plonge au plus intime de ces mélodies intemporelles pour en faire surgir la modernité intacte. Ce trio ne vécut que l’espace d’une soirée, dont deux disques témoignent désormais de sa magie éphémère.