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Album de la Semaine : Jakob Bro, Lee Konitz, Bill Frisell, Jason Moran, Thomas Morgan, Andrew Cyrille - “Taking Turns”

Au tournant des années 10, le guitariste danois Jakob Bro a enregistré en compagnie du guitariste Bill Frisell et du légendaire saxophoniste alto Lee Konitz une série de disques confidentiels touchés par la grâce. Une séance datant de 2014 demeurait inédite de cette collaboration décisive. ECM la publie aujourd’hui et c’est un chef-d’œuvre.

Jakob Bro 2024 © John Rogers

Révélé au milieu des années 2000 au sein du quintet du grand batteur et compositeur Paul Motian (cf. Garden of Eden, paru en 2006 sur ECM) le guitariste danois Jakob Bro, dont le style elliptique et atmosphérique laissait alors transparaître sans ambiguïté l’influence majeure de Bill Frisell, a progressivement fait éclore sa propre voix pour s’imposer désormais comme l’un des musiciens les plus originaux de la scène jazz européenne. Dans ce long et passionnant processus d’émancipation et d’individuation ses disques enregistrés pour le petit label Loveland entre 2009 et 2013 apparaissent avec le recul comme des étapes décisives qu’Exuding quinze ans plus tard vient magistralement réhabiliter et resituer à leur juste place dans sa discographie.

Lee Konitz & Jakob Bro 2024 © John Rogers

Débutée par l’album Balladeering et poursuivie les années suivantes par Time et December Song, cette trilogie phonographique informelle fut l’occasion pour Jakob Bro d’en quelque sorte “payer sa dette” au jazz américain à l’origine de sa vocation, en composant et dirigeant au fil d’albums d’une poésie rare, une série de petites formations à géométrie variable mettant en scène quelques musiciens majeurs de son panthéon — qu’il s’agisse de ses pairs parmi les plus talentueux (le pianiste Craig Taborn, les contrebassistes Ben Street et Thomas Morgan) ou de véritables légendes comme son mentor Bill Frisell, et ce pur génie de l’improvisation qu’est le saxophoniste alto Lee Konitz.

Enregistrée comme les précédentes dans les célèbres studios Avatar de New York en 2014, cette séance organisée pour ECM et demeurée jusque-là inédite, s’inscrit clairement dans la continuité des disques Loveland et participe de la même esthétique. Constitué cette fois en quintet avec le vétéran du free jazz Andrew Cyrille à la batterie, Thomas Morgan à la contrebasse et Jason Moran au piano, cet authentique All-Stars Band intergénérationnel et délicieusement trans-stylistique, développe en improvisations savamment entrelacées les climats éthérés et cotonneux générés par les compositions atmosphériques et mélodiques du leader, inventant une sorte de “jazz de chambre” instantané d’une extrême délicatesse. Trouvant sa place dans les trouées harmoniques “fabriquées” par les deux guitaristes, maîtres de l’ellipse et du sous-entendu, Lee Konitz, âgé déjà de 87 ans à cet instant, est la véritable star de la séance. Laissant dériver son phrasé rêveur et allusif avec une lenteur toute contrôlée et un sens de l’économie proprement fascinants, il déambule dans ces climats à peine esquissés avec une liberté et une intelligence musicale intactes. Avec cette musique flottante, extrêmement collective dans ses dynamiques, et donnant constamment l’impression de se découvrir elle-même en même temps qu’elle s’invente, Jakob Bro ne pouvait offrir meilleur véhicule au lyrisme abstrait de ce génie de l’improvisation qui au soir de sa vie n’a jamais été aussi émouvant.