Panoramas

Aphex Twin en 10 albums

Ça fait bientôt 40 ans que le musicien anglais, qui a toujours refusé l’exposition médiatique, enchante les amateurs de musique électronique par ses œuvres sensibles et cosmiques. Retour en dix albums sur une carrière à nulle autre pareille.

Richard James alias Aphex Twin, 1996. © Martyn Goodacre

Selected Ambient Works 85-92 (1992)

Au milieu des années 80, Richard D. James a 14 ans et il découvre les premiers ordinateurs et autres machines à musique qui commencent à être disponibles dans le commerce. Il montre alors un talent inné pour démonter/remonter/modifier ses premiers synthétiseurs et échantillonneurs. Et c’est ainsi qu’il compose ses premiers morceaux à l’adolescence, de la musique encore largement expérimentale, vite étiquetée dans le rayon ambient, dont l’audience a été élargie par Brian Eno quelques années auparavant avec son Music for Airports. Ce que propose Aphex Twin est de la même veine, une musique sans fonction, à part celle de faire divaguer l’esprit. En 1989, il a 18 ans, il devient DJ dans un pub de Newquay, la station balnéaire d’a côté. Deux ans plus tard, il présente sa version sensible de l’acid house sur le maxi Analogue Bubblebath, qui paraît sur Rephlex, le label qu’il a fondé avec avec Grant Wilson-Claridge, avec lequel il partageait les platines du pub. A Gand, Renaat Vandepapeliere, le fondateur de R&S Records, appelle le numéro sur la pochette du maxi et invite l’artiste pour rassembler cette première compilation qui aura une énorme influence sur la scène IDM et electronica des années 90, montrant à toute une génération que la musique électronique sensible a aussi sa place à côté de la dance music.

Selected Ambient Works Volume II (1994)

Pour continuer l’exploration de sa prolifique production, Aphex Twin s’associe à Warp, alors jeune label dédié à cette scène électronique naissante, lancé à Sheffield en 1989 par Steve Beckett et Rob Mitchell. « Tout ce qu’il fait a un pouvoir d’évocation immédiat chez l’auditeur, décrit Beckett. Il se moque de ce que les gens pensent de sa musique. En fait, la seule raison pour laquelle Richard publie des disques, c’est pour l’argent. Ça lui permet de ne pas avoir à faire un boulot normal. » Les morceaux sont inspirés par des rêves lucides dont il essayait de reconstituer les sons, il décrivait l’expérience comme « se tenir dans une station électrique sous acides » dans The Face à l’époque – il suffit d’écouter le morceau #14 pour être convaincu de l’acuité de l’analogie. Un album à la musicalité fascinante sur lequel il alterne entre des moments bruitistes (#15), des moments cosmiques (#11), des moments envoûtants (#20 et ce synthé céleste), et des moments de grâce avec le « tube » ambient #19 (Stone in Focus), sans doute le morceau le plus relaxant de l’histoire.

…I Care Because You Do (1995)

En 1995, Aphex Twin s’est fait un nom dans une scène électronique anglaise pas encore scindée en tribus et où techno, house ou jungle cohabitent dans les bacs de disques des DJ des raves de l’époque. Il a eu un premier hit de dancefloor en 1992 avec Digeridoo, un track en avance sur son temps. Mais avec cet album et des titres comme Ventolin, il explose les codes et les oreilles avec ce larsen pas facile à à supporter, sans oublier Start as You Mean to Go On, avec ce beat en tachycardie, ou le final hanté Next Heap With. Profitant de sa renommée naissante, l’Anglais demande au grand compositeur américain Philip Glass d’écrire une version orchestrale du morceau Icct Hedral, véritable symphonie dramatique de six minutes, qui sortira quelques mois plus tard sur l’EP Donkey Rhubarb. …I Care Because You Do est aussi le premier album sur lequel Richard D. James montre son visage, à travers un autoportrait en peinture.

Richard D. James Album (1996)

Combien de patterns de breakbeat Aphex Twin a-t-il sur son disque dur ? Probablement des milliers et de toutes les couleurs. Devenus une marque de fabrique, ses beats sont ici conjugués à divers tempos, le plus souvent entouré de synthés ultra-rêveurs comme sur l’enjôleur Fingerbib, mutants sur Cornish Acid, psyché sur Cow Cud Is a Twin, chiptune sur Carn Marth ou baroques sur le génial Girl/Boy Song, sur lequel on entend sa voix pour la première fois sans apparat, avant la marche des sorcières finale de Logan Rock Witch à l’orgue. Est-ce son album le plus intime, comme certains l’ont dit ? C’est en tout cas son dernier album sur son matériel du début, avec des titres enregistrés entre 1990 et 1994. De toute façon, Aphex Twin semble bien incapable de faire de la musique qui ne vienne pas du cœur.

Come to Daddy (1997)

En 1997, alors que le big beat bat son plein, Aphex Twin met les pieds dans le plat avec l’énorme basse et les growls de Come to Daddy. Ce manifeste bruitiste, conçu comme une parodie du metal, a été mis en images par Chris Cunningham et est devenu un des titres les plus connus du producteur anglais, Si certains le voient comme une parodie de Prodigy, il a obtenu un succès inattendu, qui a déplu à son auteur, devenu célèbre malgré lui. D’un tempérament plutôt timide – on se souvient d’un DJ set dans un petit bar en Autriche durant lequel il a passé deux heures à mixer accroupi –, Aphex Twin n’a jamais cherché l’exposition médiatique et ne donne quasiment jamais d’interviews. « Il a joué un peu le jeu au début, mais il a vite fermé la porte », racontait Steve Beckett de Warp. « Il vendrait sans doute plus s’il faisait de la promo, mais pour lui, il est essentiel d’être isolé et concentré sur ses créations. »

Aphex Twin 2000 © Andy Willsher

Windowlicker (1999)

Le succès populaire est donc venu malgré lui. En cette fin de siècle, la carrière d’Aphex Twin prend une nouvelle dimension avec la sortie de Windowlicker. Après Come to Daddy, qui avait déjà charté haut, le single s’écoule à 1 million d’exemplaires, porté par le clip surréaliste une nouvelle fois réalisé par Chris Cunningham, parodiant les clichés du gangsta rap. Sans oublier sa pochette avec le visage de James photoshopé sur le corps d’une bimbo, une première pour l’époque, sur une idée du fameux collectif de graphistes The Designers Republic, responsables d’une bonne partie des pochettes d’albums pour le label Warp. Si la musique très conceptuelle de l’Anglais et son tempérament empêcheront toute assimilation par l’industrie de la pop, Windowlicker a permis d’habituer le grand public au son du glitch, le préparant à l’avènement de l’hyperpop vingt ans plus tard.

Drukqs (2001)

En 2001, Aphex Twin oublie son lecteur MP3, qui contenait 180 morceaux inédits, dans un avion pour l’Ecosse. Persuadé que tous les titres seront tôt ou tard leakés sur Internet, il décide d’en faire un album qui sortira quelques mois après. C’est ainsi un double album de 30 pistes que présente le musicien anglais à ses fans au mois d’octobre. Drukqs ressemble à une fenêtre ouverte sur le studio d’Aphex Twin, dont l’inspiration prend des formes très différentes, avec une bonne dose de drum’n’bass, comme cette version épileptique sur Mont Saint Michel, une ballade au clavecin (Hy A Scullyas Lyf Adhagrow), des titres super-expérimentaux comme Gwarek2, et quelques chefs-d’œuvre comme Vordhosbn, une comptine dressée sur de la drum’n’bass mutante, ou Avril 14th, un piano solo devenu un de ses titres les plus célèbres. On peut comprendre la perplexité des fans et des critiques face à cette masse de chansons (dont les noms sont écrits dans l’étrange langage qui a cours dans le cerveau de l’artiste) quasiment non éditée, comme si Aphex Twin nous invitait à faire nous-mêmes notre version finale de Drukqs.

Syro (2014)

Après treize ans passés à sortir des EP sous l’alias The Tuss ou AFX sur son label Rephlex, Richard D. James réveille Aphex Twin avec Syro. Pour son premier album dans une nouvelle ère pour la musique électronique devenue mainstream et qui sonne beaucoup plus massive désormais avec le succès de l’EDM et du dubstep –, il signe un disque avec un sound design d’une élégance rare et largement au niveau des standards de l’époque. Aphex Twin a expliqué qu’il s’agissait de son album « le plus pop, autant que ça peut l’être », et c’est vrai que le single minipops 67 est un excellent titre de radio. Mais Syro contient bien des ovnis, même si 180db_ ne paraît plus si étrange dix ans après, et des coups de génie comme le R&B détraqué CIRCLONT6A ou s950tx16wasr10 [163.97][earth portal mix], un de ses meilleurs morceaux de dance music, tandis que PAPAT4 [155][pineal mix] montre toute son influence sur une scène hyperpop en train de se construire depuis Londres. L’album sera logiquement nommé parmi les meilleurs de l’année par les médias et l’Anglais décroche pour la première fois un Grammy.

Collapse (2018)

Toujours aussi productif, Aphex Twin enchaîne après Syro avec Computer Controlled Acoustic Instruments, un disque créé avec le Disklavier, le piano automatique de Yamaha, et Cheetah, deux maxis un peu moins inspirés. En 2018, il revient dans le cœur des fans avec l’excellent cinq titres Collapse, plus proche de sa signature sonore. T69 Collapse fait vintage avec son basse/batterie qui sonne electro-funk, tandis que le bipolaire MT1 t29r2 est parsemé de sons de TR-808, la machine historique des producteurs de house et de techno. Un disque sans faute qui se conclut sur le mélancolique pthex et son incroyable programmation de batterie, sur lequel on retrouve le twist mental lo-fi de ses débuts.

Digeridoo (Expanded Edition) (2022)

En 2022, le label belge R&S Records rééditait en version remastérisée Digeridoo, un des premiers hits d’Aphex Twin sorti en maxi en 1992. Créé parce qu’il cherchait « un morceau pour terminer les raves dans lesquelles je jouais en Cornouailles, pour tuer tout le monde afin qu’ils ne puissent pas danser », le titre est devenu un hymne de la dance music du début des années 90, avec ce côté tribal du beat et l’effet psychédélique créé par le didgeridoo qu’on entend tout au long du titre, qui tient à la fois de la trance et de l’acid house. Sur ce maxi, on trouve la version remastérisée mais aussi une version « Live in Cornwall » un peu plus épileptique, ainsi que Flap Head, un titre de techno taillé pour les warehouses, et les plus indus’ Phloam et Isoprophlex, tous deux également remixés par lui-même. La preuve que la musique d’Aphex Twin, qui a toujours refusé de faire de la « dance music standard », est aussi efficace sur le dancefloor qu’au fond de son lit.